La collapsologie ou la critique scientiste du capitalisme

Article publié une première fois le 17 mars 2019, republié le 23 juillet 2021 suite au crash de l’ancien blog Perspectives Printanières.

Comme un écho aux « alertes » de nombreux-ses scientifiques concernant l’extinction de la biodiversité, les dérèglements climatiques ou la raréfaction de l’eau potable à la surface du globe (entre autres), les théories de l’effondrement se diffusent rapidement dans la société, notamment grâce à un important relais médiatique où est prodigué le discours persuasif qui caractérise ce mouvement. Une communauté « effondriste » s’est progressivement constituée autour de ces théories, notamment en France après la parution d’un livre qui a fait date : Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes de Pablo Servigne – ingénieur agronome et docteur en biologie – et Raphaël Stevens – éco-conseiller. Les collapsologistes – ou collapsologues comme iels s’autodésignent, nous discuterons d’ailleurs du nom qu’il nous faut leur donner – semblent se poser en héritier-ères du mouvement pour la décroissance, dont iels reprennent nombre d’analyses et de travers. La collapsologie, la nouvelle « discipline » qu’iels pratiquent, s’avère également être une traduction politique parmi d’autres du concept d’Anthropocène, en reprenant là-aussi ses défauts et son absence de raisonnement politique critique.

Qu’est-ce qui va s’effondrer selon les collapsologistes ? La collapsologie relève-t-elle de l’analyse scientifique éclairée comme elle est fréquemment présentée ou plutôt du catastrophisme sectaire ? Quels biais politiques traversent cette communauté ? C’est à ces questions cruciales que tente de répondre cet article, qui, sans être exhaustif, balaie plusieurs aspects du mouvement collapsologiste.

Certains points développés ci-dessous ne concernent pas nécessairement tou-tes les collapsologistes. Ils découlent plutôt d’une lecture attentive et réfléchie sur le temps long puisque je fais partie de groupes virtuels parlant de collapsologie depuis plusieurs années déjà (Transition 2030 pour ne citer que le plus actif d’entre eux). Ce n’est absolument pas une analyse sociologique puisqu’il me serait bien impossible, par ma formation ou par les différentes formes de l’objet étudié, de fournir un tel travail. Ce n’est pas non plus une critique scientifique de leurs arguments puisque ce n’est pas l’objectif de ce blog. Je vous demanderais donc de prendre ce billet pour ce qu’il est : des réflexions politiques sur la collapsologie et certains de ses problèmes.

Vous m’excuserez, je n’ai pas relu récemment le fameux livre Comment tout peut s’effondrer de Servigne et Stevens. Je me base plutôt sur les nombreuses interviews vidéo (Mediapart, Thinkerview, etc) et écrites (Le Point, Socialter, Le Figaro, le Monde, etc) de Servigne et les différents médias alternatifs qui relaient massivement les théories collapsologistes sur la toile. Le livre Pourquoi tout va s’effondrer a également été l’une des sources analysées.

Anthropocène, effondrement et collapsologie

Face à d’importantes transformations environnementales, de nombreux appels pour un réveil de l’humanité sont lancés[1]. Pour sa part, le monde scientifique explique que nous sommes entré-es dans une nouvelle ère géologique, l’Anthropocène, un concept repris par des citoyen-nes qui annonçant l’imminence d’un « effondrement » de notre « civilisation industrielle » qu’une nouvelle « discipline » se propose d’étudier : la collapsologie.

L’Anthropocène, un nouveau grand récit pour l’humanité

Initialement formulé en 2000 puis défini dans les années suivantes par le chimiste et météorologue néerlandais Paul Crutzen[2], le concept d’Anthropocène n’a pas laissé le monde universitaire indifférent. En effet, les sciences naturelles ont été plutôt enthousiastes vis-à-vis de ce nouveau « grand récit » de l’humanité mais aussi de la nature, dont les histoires se mêlent désormais dans une chronologie commune. Un grand nombre de travaux scientifiques de diverses disciplines sont alors mis en relation pour constater le passage de la Terre d’une époque géologique stable (l’Holocène, qui a débuté il y a plus de 11 000 ans) à une autre (l’Anthropocène, dont l’instabilité est d’origine anthropique). Différents indicateurs sont utilisés – peut-être avez-vous déjà vu les groupements de courbes (une version avec 9 courbes circule massivement, ainsi qu’une autre avec 24 courbes) – pour illustrer des bouleversements environnementaux majeurs, inédits dans l’Histoire, et relèvent essentiellement des sciences naturelles (climatologie, biologie, écologie, océanographie, géographie physique, etc). Cette transition géologique serait imputable aux « activités humaines » dans leur ensemble, dont le développement récent (à l’échelle de quelques siècles) aurait amplifié les impacts au point que ceux-ci seraient devenus significatifs. L’Anthropocène marquerait ainsi le passage de l’humanité d’une simple espèce vivante à une véritable force tellurique, capable d’influer sur le devenir du système Terre, des espèces et objets répartis à sa surface. Celle-ci s’illustre notamment par une accumulation d’éléments polluants (dans l’air, dans les sols, dans les eaux), par le(s) changement(s) climatique(s), la 6e extinction de la biodiversité, la raréfaction/l’épuisement de nombre de ressources naturelles (il serait possible d’allonger indéfiniment la liste).

La date précise de l’entrée dans l’Anthropocène ne fait pas consensus : certain-es préfèrent la date symbolique de l’invention de la machine à vapeur par James Watt en 1784, celle-ci étant le point de départ de la révolution industrielle et illustrant les choix techniques initiaux ayant abouti à la situation environnementale ; d’autres préfèrent que l’Anthropocène débute à la sortie de la seconde guerre mondiale, date à laquelle les transformations environnementales de l’Anthropocène seraient réellement visibles avec l’emballement simultané des indicateurs évoqués précédemment (et qui ne s’embarrassent ainsi pas trop des choix et rapports de force politiques ayant entraîné cette situation). Quoi qu’il en soit, trois périodes caractéristiques de l’Anthropocène sont identifiées et mises bout à bout chronologiquement :

  • L’invention de nouvelles technologies, basées sur l’utilisation d’énergies fossiles, grâce auxquelles émerge, au début du XIXe siècle, la révolution industrielle qui se poursuit sans bouleversement majeur (dans sa logique de fonctionnement, le rythme de son développement ou la diffusion de ses effets pour la majorité de la population) jusqu’au début de la seconde guerre mondiale. C’est une entrée symbolique dans l’Anthropocène, puisque les impacts des énergies fossiles ne sont pas encore observés.
  • La Grande Accélération qui débute après 1945 est illustrée par l’emballement des indicateurs choisis par les sciences naturelles (les fameux 9 graphiques mentionnées précédemment) marque en quelque sorte l’entrée « matérielle » dans l’Anthropocène. Autrement dit, c’est le moment où les impacts des activités humaines sur son environnement deviennent visibles (ou plutôt, sont observés).
  • Les années 2000 et la prise de conscience progressive des impacts de nos activités sur l’environnement marquent l’identification de l’Anthropocène et donc son entrée dans le domaine politique. C’est également l’époque du développement durable, de la gestion comptable…euh pardon « durable » de l’environnement et des débuts de la géo-ingénierie.

Les différentes époques sont ainsi présentées comme se succédant selon un enchaînement logique, linéaire, presque inéluctable. L’Histoire ne serait qu’un enchaînement de faits vers lequel l’humanité ne pouvait qu’inexorablement se diriger. Evidemment, lire l’histoire d’une façon aussi linéaire – en évacuant les contestations politiques exprimées, les rapports de force entre différents groupes sociaux défendant chacun leurs intérêts, les choix politiques qui en découlent – est erronée. Cette erreur, issue d’une séparation fréquente entre sciences naturelles et sciences humaines et sociales pour déchiffrer le monde est fréquente (cela mériterait d’être développé séparément dans un article). Ainsi, l’étude de l’Anthropocène ne s’intéresse pas aux conditions politiques, sociales et économiques de son émergence. La responsabilité des acteurs, classes ou individus, n’est jamais questionnée mais seulement attribuée à un groupement indifférencié d’humain-es : l’espèce humaine. Cette absence de lecture sociale et politique de l’Anthropocène se répercute dans le concept dérivé d’effondrement « étudié » en collapsologie.

L’effondrement, une interprétation catastrophiste de l’Anthropocène

L’Anthropocène est initialement un concept scientifique, qui met en relation différentes sciences naturelles s’intéressant à l’observation du système Terre et de son évolution. Plusieurs interprétations politiques de l’Anthropocène cohabitent et entrent même parfois en contradiction. Certains sont estampillés comme radicaux, donc rapidement écartés du débat public comme l’écoféminisme ou les renouveaux écologistes du marxisme (qui sont pourtant intéressants, mais qui ne correspondent pas à l’orientation générale du débat puisque largement empreints de sciences sociales, répulsives pour la classe dominante), voire absurdes comme le survivalisme (dont certain-es collapsologistes peuvent parfois se réclamer, mais cette tendance semblant plutôt marginale, elle ne sera pas abordée ici).

Le discours le plus répandu reste celui de la géo-ingénierie[3] qui propose de développer des solutions technologiques pour maîtriser le système Terre et contrôler/limiter ses débordements futurs (le climat étant l’une des principales préoccupations de la géo-ingénierie). Ainsi, nombre d’innovations sont imaginées : dispositifs de captage de CO2, accélération de l’érosion naturelle des roches (consommatrice de CO2), installation de miroirs géants dans l’espace pour réfléchir une part des rayonnements solaires et autres systèmes pharamineux, matériellement compliqués à fabriquer puis à installer. Ils sont également extrêmement onéreux ce qui pose la question de leur financement : les états étant de moins en moins interventionnistes, le secteur public ne pourra pas financer cette géo-ingénierie, tandis que le secteur privé y verra un gouffre financier et ne s’intéressera pas à la géo-ingénierie tandis que celle-ci n’est pas économiquement rentable.

En opposition à la géo-ingénierie se sont développées des théories annonçant l’effondrement imminent de la civilisation thermo-industrielle dans les années voire les décennies à venir. Si l’Anthropocène s’intéresse seulement aux signaux renvoyés par notre environnement, le concept d’effondrement est une extension de ces signaux qui détaille leurs possibles effets sociaux, sans entrer dans le détail non plus. En ce sens, il est une projection politique de l’Anthropocène et de ses effets sur nos sociétés. Cet effondrement n’est généralement pas perçu comme un évènement qui sera soudain et brutal mais au contraire comme un déclin relativement progressif de notre civilisation industrielle (ce point est également discuté au sein de la collapsologie mais il sera admis comme tel dans cet article). Les impacts de l’Anthropocène sur les sociétés humaines laissent présager de multiples facteurs d’effondrement de celles-ci, dont l’interconnexion pourrait se traduire par un effet domino, une cause en entrainant une autre :

  • Les dérèglements climatiques et les effets d’emballement qu’ils provoquent (sur la biodiversité, mais aussi les populations et activités humaines)
  • La finitude des ressources fossiles, notamment des hydrocarbures, desquelles est tirée près de 90% de l’énergie utilisée dans le monde
  • L’extinction de la biodiversité (qui est elle-même multi-causale)
  • L’affaiblissement des « services écosystémiques », notamment par l’appauvrissement des sols (à cause de leur artificialisation par exemple) ou la déforestation
  • Le krach du système financier et toutes les complications économiques qu’il va engendrer

Ces facteurs font partie des nombreux risques guettant notre civilisation thermo-industrielle. L’interdépendance entre les différents secteurs économiques, les accords commerciaux internationaux ou les alliances politiques entre états notamment au sein d’institutions supranationales sont autant de marqueurs de l’éminente complexité de notre société. Si l’un des effondrements partiels listés ci-dessus se produit, mécaniquement, il entraînera inévitablement l’effondrement d’autres pans de notre société. C’est le propre d’un système complexe : même lorsque seul un infime élément de celui-ci est modifié, l’intégralité des autres éléments peut potentiellement se retrouver impactée. Tout est fonction de la connexité des différents éléments, des liens qu’ils partagent entre eux. Les théoriciens de l’effondrement considèrent qu’une réaction en chaîne provoquant certaines catastrophes débuterait dès lors que l’un des éléments précédemment cités se produit, conduisant finalement à un effondrement total de la civilisation thermo-industrielle.

La collapsologie pour étudier l’effondrement

Suite au livre Comment tout peut s’effondrer de Servigne et Stevens en 2015 ainsi qu’à l’aide de quelques autres publiés depuis, une nouvelle « discipline » a émergé et propose d’étudier de façon transdisciplinaire cet effondrement annoncé. La collapsologie, telle que présentée dans le livre, prétend en effet réaliser un « exercice transdisciplinaire d’étude de l’effondrement de notre civilisation industrielle et de ce qui pourrait lui succéder, en s’appuyant sur les deux modes cognitifs que sont la raison et l’intuition et sur des travaux scientifiques reconnus » (définition donnée dans le livre). Cette nouvelle discipline – dont nous discuterons ultérieurement le caractère scientifique – utilise des travaux analogues à ceux utilisés pour définir l’Anthropocène : climatologie, biologie, géologie, etc. Les deux auteurs définissent un certain nombre de thèmes pour la collapsologie (tous ces thèmes et les précisions associées viennent directement de leur site internet) :

  • Limites thermo-dynamiques et frontières planétaires (pic des énergies fossiles, minéraux, etc, climat, biodiversité, signaux avant-coureurs, transitions critiques, etc.)
  • Anthropologie et sociologie de l’effondrement (survivalisme, imaginaire, violence, entraide, coopération, résilience, etc.)
  • Psychologie de l’effondrement (émotions, deuil, déni, etc.)
  • Agriculture de l’effondrement
  • Economie de l’effondrement (risques systémiques, corruption, mafias, rationnement, reboot, économie post-croissance, low-tech, etc.)
  • Démographie de l’effondrement (modèles, chiffres historiques, etc.)
  • Politique de l’effondrement (failed-states, décroissance, mouvement de la transition, mouvements insurrectionnels, etc.)
  • Géopolitique de l’effondrement (sécurité, conflits armés, guerres du climat, pour les ressources, migrations, etc.)
  • Archéologie et histoires des civilisations anciennes (facteurs de déclins, liens entre les facteurs, etc.)
  • Philosophie de l’effondrement (éthique, paradoxes, irréversibilité, incertitude, catastrophisme éclairé, religions & spiritualités, risques existentiels, etc.)
  • Futurologie (scenarios, etc.)
  • Santé et effondrement (épidémies, médecine, systèmes de santé, etc.)
  • Droit et effondrement (exemples historiques, justice, déverrouillage socio-technique, etc.)
  • Art et effondrement (science-fiction, storytelling, photographie, musique, théatre, danse, art plastique, etc.)

La diversité des thèmes évoqués semble montrer qu’au contraire de ce qui est avancé précédemment dans l’article, la collapsologie ne s’intéresse pas qu’aux dimensions « naturelles » de l’effondrement mais également à ses implications sociales et économiques, historiques ou présentes. Pourtant, un rapide tour sur les articles ou vidéos présentant la collapsologie dessine un tout autre portrait de celle-ci, qui suivrait la tendance qu’on les anthropocènologues à ne jamais questionner politiquement le sujet qu’iels étudient. Comme le rappellent Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, historiens des sciences, des techniques et de l’environnement : « les flux de matière et d’énergie qui traversent le système Terre à différentes échelles sont [générés puis] polarisés par des activités humaines socialement structurées »[4]. Il semble ainsi absurde pour la collapsologie de ne pas interroger ces structures sociales dans l’étude leur effondrement supposé.

La soi-disante prise de conscience récente de l’effondrement

Pour beaucoup, la création du concept d’Anthropocène témoigne d’une prise de conscience de l’espèce humaine de ses impacts sur son environnement. Celle-ci aurait été possible grâce à l’amélioration des techniques d’observation des différentes composantes du système Terre. Pourtant, ce n’est pas la première fois que des prédicateurs nous annoncent la « fin du monde », c’est même plutôt fréquent (de nombreux mythes dans différentes cultures évoquent un phénomène de nature apocalyptique à l’avenir), même des scientifiques s’y essaient. Pour le système thermo-industriel incriminé ici, il était par exemple déjà remis en question par le rapport Meadows commandé par le club de Rome et publié en 1972, qui donnait déjà l’alerte sur plusieurs dégradations environnementales naissantes (même si la méthodologie de ce rapport et son utilisation ultérieure semblent parfois intrigantes). Celui-ci envisageait un effondrement systémique aux alentours des années 2030.

Des auteur-rices, plus proches des convictions défendues sur ce blog, nous ont également déjà alerté sur son insoutenabilité depuis près de deux siècles :

  • Aldous Huxley, en 1928, nous prévenait avec ces mots : « La colossale expansion matérielle de ces dernières années a pour destin, selon toute probabilité, d’être un phénomène temporaire et transitoire. Nous sommes riches parce que nous vivons sur notre capital. Le charbon, le pétrole, les phosphates que nous utilisons de façon si intensive ne seront jamais remplacés. Lorsque les réserves seront épuisées, les hommes devront faire sans… Cela sera ressenti comme une catastrophe sans pareille. » [5]
  • Simone Weil écrivait également dans La Révolution Prolétarienne en 1933 que : « De quelque manière que l’on interprète le phénomène de l’accumulation, il est clair que le capitalisme signifie essentiellement expansion économique et que l’expansion capitaliste n’est plus loin du moment où elle se heurtera aux limites même de la surface terrestre. » [6]
  • André Gorz expliquait quant à lui, suite aux alertes du rapport Meadows : « Il y avait une prise de conscience mondiale à partir de 1972 du fait que non seulement la croissance ne pouvait pas continuer indéfiniment mais qu’on ne pouvait pas continuer à exploiter au même rythme, même à croissance zéro, des ressources qui sont limitées, sans arriver à l’effondrement.»
  • Jacques Ellul, expliquait quant à lui que « ce système ne cesse de grandir et il n’y a pas d’exemple jusqu’ici de croissance qui n’atteigne son point de déséquilibre et de rupture »[7], imaginant ainsi lui-aussi, un effondrement du « système technicien » (l’un de ces concepts).
  • Lewis Mumford voyait également des signes annonciateurs d’un effondrement du système dominant : « Idéologiquement, le système de puissance moderne est aussi obsolète que son précurseur antique, lorsqu’on le juge à l’aune de l’écologie et des valeurs humaines. Malgré toutes ses inventions variées, les dimensions nécessaires à une économie de vie font défaut à notre économie technocratique actuelle, et c’est l’une des raisons pour lesquelles apparaissent des signes alarmants de son effondrement. » [8]

Beaucoup d’autres ont évoqué l’effondrement probable d’un monde (et non DU monde, cet aspect sera questionné plus tard), il serait vain d’essayer de tou-tes les citer. Il faut seulement rappeler que la situation environnementale actuelle n’est pas due à une direction inéluctable du développement de nos sociétés, celle-ci résulte au contraire de rapports de forces entre différents groupes sociaux desquels résultent des choix politiques et techniques (les deux étant intimement liés) précis qui ne sont pas inéluctables contrairement au récit historique dominant, puisqu’ayant fait à différentes époques l’objet de contestations.

La prégnance du scientisme

La collapsologie s’intéresse donc peu aux conditions politiques, sociales et économiques de l’émergence de l’effondrement. Seuls les constats des sciences naturelles (souvent désignés comme « scientifiques » comme si les sciences humaines et sociales n’étaient pas scientifiques également) semblent guider ce nouveau courant écologiste. Une ambigüité dans le positionnement du mouvement collapsologiste qui se ressent dans l’expression politique des idées qui émergent en son sein.

Une « discipline » sans consistance scientifique

La méthodologie employée en collapsologie est plutôt limitée puisqu’elle consiste essentiellement en une compilation de travaux scientifiques divers. Ainsi, de nombreuses disciplines des sciences naturelles sont mobilisées (comme la biologie, la physique, la géologie, la climatologie, etc). Leurs conclusions sont mises en réseau pour établir une analyse supposée systémique de la « civilisation thermo-industrielle » (un objet d’étude qui sera détricoté par la suite). La démarche est honorable, associer différentes disciplines pour tenter de prendre du recul et combler la relative segmentation de la recherche scientifique est intéressant (l’étude de l’Anthropocène exigeait d’ailleurs déjà cette transdisciplinarité), mais cela ne fait pas de la collapsologie une discipline scientifique pour autant. En effet, excepté cette mise en réseau – qu’effectuent d’ailleurs déjà certaines disciplines comme la géographie par exemple, en alliant études physiques du globe (géographie physique) et la dimension spatiale de l’organisation sociale (géographie humaine) – la collapsologie ne produit pas de travaux qui lui sont propres. Peut-être que cela évoluera par la suite si la collapsologie arrive à identifier une dimension du monde dans lequel nous vivons non-analysée jusqu’alors, et à constituer un champ de recherche à partir de celle-ci (entre autres choses). Mais pour le moment, aucun contenu spécifique n’en sort, aucune étude originale n’est engagée, la collapsologie se contente de proposer une analyse systémique pas aussi novatrice que ses adeptes le voudraient. En ce sens, elle est un courant politique (ou plutôt un ensemble de courants politiques divers vu la pluralité d’opinion en son sein) comme un autre : elle analyse de façon globale et sur plusieurs plans l’état du monde et propose diverses solutions. Cette confusion entre science et politique semble traverser la collapsologie de toutes parts, quels que soient les courants de cette nouvelle mouvance politique.

Si depuis le début de l’article, ceux-ci sont désignés comme des collapsologistes, elleux se proclament plutôt collapsologues. En extrapolant un petit peu par analogie avec une autre discipline, l’écologie, on voit clairement la symbolique associée à ce nom. Les écologues sont des scientifiques qui font de l’écologie scientifique et étudient les interrelations entre les espèces vivantes et leur environnement, tandis que les écologistes sont des militant-es de l’écologie politique (au sens large du terme et non au sens du courant du même nom). Préférer “collapsologue” à “collapsologiste” renforce cette image scientifique dont cherche à se parer la collapsologie. Ce n’est d’ailleurs pas le seul artifice visant à “scientifiser” la collapsologie. Stevens et Servigne, les deux auteurs de Comment tout peut s’effondrer, ont notamment créé un site internet, le DECOLL Département d’Etudes de COLLapsologie générale et appliquée, reprenant ainsi une terminologie propre à la recherche scientifique et à ses institutions. Selon eux, cela relèverait plus de la blague, de l’autodérision… (personnellement, j’en doute mais libre à chacun-e de penser ce qu’iel veut) Reste que certain-es prennent véritablement la collapsologie pour une science. Même s’iels ne représentent pas la majorité des collapsologistes (sans étude statistique à leur sujet, difficile de se prononcer), leur existence ne peut pas être ignorée. Évidemment, ces entourloupes sémantiques n’ont rien d’interdit mais participent à faire passer la collapsologie pour ce qu’elle n’est pas : une discipline scientifique. La confusion science-politique évoquée précédemment n’est pas seulement un manque de discernement qui se produit spontanément au sein de mouvement collapsologiste, mais il est consciemment alimenté par ses initiateurs.

Malgré ces éléments plutôt négatifs, on peut noter un certain attachement des collapsologistes à la démarche scientifique, notamment à la critique des sources. La démarche peut même sembler se rapprocher de la zététique (un article entier pourrait être consacré à leurs similitudes : une démarche présentée comme apolitique et ne s’inscrivant dans aucune idéologie, des réseaux quasi-sectaires, comportement se rapprochant presque d’un culte de la « rationalité », etc). En effet, lorsqu’un article est publié sur un groupe virtuel s’adonnant à la collapsologie, on est assuré que nombre de ses membres vont détricoter la méthodologie employée dans ses moindres détails. Sans s’essayer à une analyse sociologique des collapsologistes, cet attachement à la précision méthodologique provient peut-être de la sociologie du mouvement. En effet, les ingénieur-es y sont nombreux-ses et tou-tes ne sont pas forcément jeunes/encore en formation, puisque des ingénieur-es expérimentés participent également aux débats au sein de ces groupes. Ce n’est d’ailleurs pas si étonnant de retrouver des ingénieur-es ici, puisque leur formation n’est pas la plus propice à développer un esprit politiquement critique mais plutôt techniquement critique. Plusieurs grandes figures (dont les analyses sont parfois discordantes) sont d’ailleurs ingénieur-es de formation : Pablo Servigne, Jean-Marc Jancovici[9], Alain Grandjean[10] ou encore Philippe Bihouix[11] (je vous avais prévenu, il y a plusieurs tendances au sein de la collapsologie). Cependant, la méthode collapsologiste pêche plutôt par sa faible contextualisation et mise en relation avec les sciences humaines et sociales, qui s’intéressent pourtant à des objets d’étude analogues mais avec des angles très différents.

Une vision scientiste du monde

Baser sa réflexion politique sur les seuls constats environnementaux formulés par les sciences naturelles relève purement et simplement du scientisme[12]. La collapsologie colle peu ou prou à cette définition, les questionnements proprement politiques étant trop rapidement évincés de ses analyses. Même s’ils sont souvent critiqués, puisque les travaux compilés sont scientifiques (ils émanent généralement du monde universitaire, notamment d’anthropocènologues[13]), ils ne sont que rarement contextualisés et questionnés politiquement (ce qui aboutit parfois à des erreurs de raisonnement, cf suite de l’article). Après tout, ces scientifiques ne sont politistes, sociologues, géographes, philosophes ; leur travail ne consiste pas en l’observation de la société et de son organisation, ni à déterminer des solutions aux questions de société contemporaines, ce qui explique cette faible contextualisation. Ainsi, la collapsologie donne peu dans la critique politique des travaux scientifiques qu’elle utilise. L’orientation idéologique (consciente ou non) des chercheur-ses et les répercussions que cela a sur leur pratique de la recherche ne semblent même pas exister (dès lors, il n’y a pas lieu de les questionner). En effet, les données collectées et les études produites sont toujours perçues comme « objectives ». Pourtant, la conceptualisation des problèmes ainsi que la collecte de ces données précises résultent de certains choix, qui sont – c’est inévitable – idéologiquement orientés.  Ainsi, la collapsologie reprend telles quelles les analyses de l’Anthropocène, sans étudier/questionner les conditions socio-historiques de son émergence. Ces différents aspects témoignent du profond scientisme qui sclérose la collapsologie, mouvement duquel est presque totalement évacuée toute dimension sociale et politique.

La filiation du scientisme de la collapsologie peut également remonter à une deuxième origine, dans la décroissance. En effet, ce courant politique qui s’est constitué dans les années 70 à la suite du rapport Meadows avait tendance à se perdre dans des analogies entre économie et thermodynamique, basées sur les travaux de l’économiste Nicholas Georgescu-Roegen. Si les travaux de ce dernier sont intéressants, on ne peut pas assimiler des comportements économiques, intrinsèquement sociaux, uniquement à des phénomènes physiques. C’est nier l’importance de la lutte entre les différentes classes et son rôle dans le processus économique. L’analogie a certes un intérêt analytique, notamment d’un point de vue macro-économique, mais ne questionne pas les fondements du système économique qu’elle veut analyser. Cet économisme, réduit à la seule étude d’indicateurs macro-économiques, ne permet pas de comprendre les problèmes écologiques structurels du système économique dominant. Mais ce n’était pas la seule tare de la décroissance, puisque les dérapages sexistes et racistes de ses adeptes étaient fréquents, ces dernier-ères versant allègrement dans l’essentialisme[14] ou le malthusianisme.

Certain-es objecteront que l’économie fait partie intégrante des questionnements de l’Anthropocène et par extension de l’effondrement, de la collapsologie. Or l’économie n’est pas une science naturelle mais bien, par définition, une science sociale. Cependant, il convient de regarder quelles sont les analyses économiques formulées, à quelles données elles sont restreintes et dans quelle tendance de la discipline elles s’expriment. Les seules préoccupations économiques des anthropocénologues et collapsologistes semblent concerner la croissance et les dégâts environnementaux qu’elle engendre, et les impacts environnementaux des flux de matière et d’énergie. L’effort de conceptualisation du fonctionnement économique s’arrête cependant là, à une analyse macro des impacts humains sur l’environnement. En effet, la structure économique capitaliste n’est absolument pas questionnée, ni sur les inégalités qu’elle génère (une thématique plutôt absente des intérêts de la collapsologie), ni sur ses implications économiques macro (celles pourtant dénoncées par les collapsologistes comme la croissance). Ainsi, une critique purement technicienne et écologique du système capitaliste semble être implicitement formulée, même si ce dernier n’est jamais directement nommé ou mis en cause (quand il l’est, il n’est défini que par l’impératif de croissance qui guide les capitalistes, comme s’il était réductible à cela).

Pas de lecture politique et sociale

L’analyse économique est donc partiellement intégrée à la collapsologie puisqu’analyser l’organisation des flux de matières et d’énergie est central dans l’étude de l’effondrement. Cependant, l’analyse économique en collapsologie semble s’arrêter là : pas de questionnement sur les fondements théoriques – la propriété privée des moyens de production, la segmentation de la population en différentes classes sociales définies par leurs rôles respectifs dans le processus de production des biens et services, la marchandisation dans tous les domaines, la non-intégration des ressources naturelles aux modèles économiques dominants – ou historiques – quels rapports de forces politiques ont abouti à son imposition quasi-universelle – du système économique en place. En l’absence de réflexion sur ces aspects pourtant essentiels, le système capitaliste et toutes ses implications sociales, techniques, environnementales ou encore culturelles ne sont pas questionnées. Pourtant, puisque l’un des objectifs centraux de la collapsologie est la critique des énergies fossiles, ne serait-il pas intéressant d’analyser pourquoi les énergies fossiles se sont imposées ? En effet, certaines sources d’énergies préexistaient aux énergies fossiles comme l’énergie hydraulique. Le rendement des installations était certes moins élevé que celui des installations utilisant cette même source d’énergie aujourd’hui, mais il était supérieur à celui des énergies fossiles encore émergentes et peu perfectionnées. Cependant, la machine à vapeur permettait aux industriels de posséder leur propre installation et ainsi de ne pas dépendre des autres usines qui utilisaient l’eau en amont et régulaient le débit du cours d’eau utilisé pour produire de l’énergie. Dans un autre registre, l’innovation technologique n’est pas accessible à tou-tes les humain-es, mais seulement à celleux possédant les moyens de mettre matériellement en œuvre leurs idées afin de les faire fructifier. Si on reprend l’exemple précédent, ce sont bien les patrons des usines qui, par pur individualisme, ont choisi de passer aux énergies fossiles pour accroître leur profit. Un autre exemple pourrait être celui de la propriété et ce que l’appropriation d’une portion de l’espace terrestre induit en termes d’impacts environnementaux[15]. Questionner les processus et fondements économiques les plus élémentaires apparaît ainsi absolument fondamental. Les concepts fondamentaux du système capitaliste tels que la propriété privée ou l’accumulation (qui est à distinguer de la « croissance ») doivent ainsi être analysés sous l’angle écologique. Sans ce questionnement radical, qui cherche à traiter les problèmes à leur racine, il semble parfaitement illusoire de bâtir une société écologique durable (ou pérenne, pour choisir un terme moins connoté).

Puisque la responsabilité politique des différentes classes sociales n’est pas définie, celles-ci sont toutes amalgamées au sein d’une même « espère humaine » qui masque les rapports de force politiques qui traversent une société. Ainsi, la situation actuelle du monde serait inévitable, produit d’une histoire linéaire dont la seule finalité aurait été d’aboutir à ce stade de « modernité ». Exit les contestations, révoltes et évènements. Cette vision des choses lisse les profonds rapports de force politiques dans lesquels sont enracinées nos sociétés depuis leurs origines. Des groupes sociaux aux intérêts divergents voire opposées luttent sans cesse pour tenter de faire primer leurs propres intérêts. Ce combat politique permanent ne peut être écarté de notre réflexion. La domination d’une classe sociale sur une ou plusieurs autres est inévitable tant que lesdites classes existent. C’est de cette domination entre humain-es qu’est issue la domination de l’humanité sur la nature. Mais la responsabilité de cette dernière, même si elle profite globalement à tou-tes, ne peut certainement pas être attribuée à tou-tes. Il n’y a que celleux possédant les moyens financiers, culturels et matériels d’exécuter leurs projets comme iels le souhaitent qui peuvent être désigné-es comme responsables. Diviser la société en classes sociales permet donc de déterminer les rapports de domination qui la traversent, entre humain-es ou sur la nature.

Ainsi, au lieu de questionner un modèle aux ramifications économiques, sociales, politiques, techniques, culturelles comme le capitalisme (qui ne se réduit pas au seul système financier), la collapsologie annonce l’effondrement de la « civilisation industrielle ». Mais dans la plupart des récits collapsologistes, la notion de civilisation n’est pas clairement définie. Puisque le terme est très utilisé dans le langage courant pour parler d’anciennes sociétés humaines, alors il est remployé pour désigner la société moderne, la société actuelle. En donnant corps à une supposée « civilisation thermo-industrielle », les collapsologistes lissent l’ensemble des humain-es dans un ensemble uniforme à savoir l’espèce humaine. Au risque de se répéter, il convient de rappeler que des systèmes de domination, socialement construits, structurent notre société selon différents plans : genre, race, classe socio-économique, etc. Envisager l’espère humaine comme un ensemble uniforme masque les inégalités parmi les humaithéorn-es. Il s’agit alors d’une analyse macro : du point de vue des sciences naturelles, l’espèce humaine apparaît en effet comme une espèce parmi d’autres. Il semble possible de lui attribuer la responsabilité physique de certains phénomènes, parfois divergents, quelle que soit son organisation sociale et la répartition individuelle de cette responsabilité. Cependant, lorsque l’on s’interroge sur les causes – politiques – de l’effondrement que nous annonce la collapsologie, il est nécessaire de passer à une analyse micro : comprendre selon quelles structures sociales est ordonnée la société. Sans ce travail, il est inconcevable de comprendre l’origine des désastres environnementaux (et là encore, des analyses contradictoires voire excluantes peuvent parfois nous sembler valides). Sans questionner les principes fondateurs de nos systèmes politiques actuels, les structures économiques et sociales qu’ils induisent, comment empêcher la répétition de la situation actuelle à l’avenir ? Bâtir une nouvelle société est attrayant, mais pour éviter de reproduire un système désastreux comme le capitalisme, il faut annihiler ses fondements.

Quelques erreurs de raisonnement

Certains constats repris par la collapsologie sont d’ailleurs plutôt contradictoires avec les solutions rationnelles présentées dans la littérature scientifique. Par exemple, il est souvent fait mention de l’épuisement de certaines ressources comme le pétrole. Lorsque l’extraction de celui-ci s’arrêtera, nos sociétés, très largement basées sur son utilisation massive, ne pourront continuer à fonctionner comme elles le faisaient, voilà le constat de la collapsologie. Cependant, pour répondre aux impératifs climatiques tels qu’ils sont définis par le GIEC, près des trois quarts des réserves actuellement connues de pétrole devraient rester sous terre. La perspective d’un épuisement du pétrole apparait dès lors bien lointaine. En réalité, le pétrole ne s’épuise pas, il devient simplement de moins en moins rentable sur le plan énergétique. En effet, son taux de retour énergétique (TRE ou EROEI en anglais) est en chute libre depuis les débuts de l’extraction de l’or noir. Cela vient notamment du passage du pétrole conventionnel au pétrole non-conventionnel, dont l’extraction est autrement plus énergivore. Il est assez certain que les collapsologistes ont bien conscience de ces enjeux, pourtant, dans leurs discours médiatiques, l’épuisement du pétrole est toujours aussi fréquemment mis en avant. Un exemple comme celui-ci est particulièrement manifeste de la faible contextualisation politique décrite précédemment. Devant la désastreuse situation climatique actuelle, une ou des décisions politiques doivent permettre de passer définitivement des énergies fossiles à des énergies décarbonnées. Pourtant, les collapsologistes restent accroché-es aux constats d’épuisement des ressources fossiles, allant parfois jusqu’à les mentionner comme l’une des causes principales de l’effondrement.

Le plébiscite des médias en faveur de la collapsologie

Alors que la critique sociale et écologique du système capitaliste (qu’elle soit marxiste ou libertaire) a, à l’exception de quelques apparitions occasionnelles, été évincée du paysage médiatique, la collapsologie y a quant-à-elle une place grandissante. Les grands journaux, chaînes de télévision et radios nationales ne proposent en effet plus d’analyse conséquente de notre système social complexe. Elles se contentent de diffuser des commentaires politiques simplistes, parfaitement conformes aux intérêts de la classe dominante dont journalistes et éditorialistes font partie, au même titre que les dirigeant-es politiques et haut-es fonctionnaires. La collapsologie ne remettant au contraire pas en cause la stratification sociale, l’ordre social en place, celle-ci est valorisée puisqu’elle permet de réfléchir sur des enjeux de société nous concernant tou-tes sans questionner les responsabilités différenciées de chaque classe sociale dans la situation écologique actuelle. Si les chaînes de télévision ne s’y sont que superficiellement intéressées jusqu’alors, l’effondrement fascine la presse généraliste et les radios grand public qui relaient les théories y étant associées sans aucune distance critique. Pour vous en rendre compte, tapez « effondrement » ou « collapsologie » sur votre navigateur, allez dans l’onglet Actualités puis constatez les dégâts par vous-même. Mediapart, Le Point, Télérama, Radio France (notamment France Culture), L’Express, La Croix, Libération mais aussi des titres de presse plus confidentiels, qui se considèrent souvent comme alternatifs (mais en réalité destinés aux jeunes start-uppers macronistes en mal de questionnements existentiels), tels We Demain, Socialter ou Usbek & Rica (les deux derniers ayant consacré un numéro spécial à la collapsologie, voire une émission de plusieurs heures diffusée en direct sur internet pour U&R).

Nul besoin de tomber dans des raisonnements complotistes pour analyser une telle présence médiatique, tous les éléments la permettant ont déjà été longuement détaillés précédemment dans le cœur de cet article. En effet, puisque la collapsologie ne présente aucune remise en question des choix politiques et techniques des derniers siècles ni l’ordre politique, social et économique en place qui en est l’héritier direct, sa présence dans les médias grands publics ne dérange pas grand monde, et au contraire, arrange celleux qui ont gros à perdre. La collapsologie n’incrimine personne nommément, ni des politicard-es aux intérêts contraires de ceux pour lesquels iels ont été élu-es, ni le patronat et sa main-mise sur l’économie, ni les journalistes carriéristes qui ne se posent plus vraiment de questions pour exercer leur métier avec une once de déontologie.

Que faire de la collapsologie ?

Compte tenu des éléments présentés ci-dessus, la question de l’investissement du champ politique par la collapsologie se pose désormais. Est-il par exemple envisageable de s’appuyer sur la collapsologie pour étayer notre critique sociale et écologique du capitalisme d’un nouvel angle critique ?

Des constats intéressants

Jusqu’ici, ce billet était plutôt vindicatif vis-à-vis de la collapsologie puisqu’il visait à détricoter et critiquer certaines analyses formulées (ou non-formulées) au sein de cette mouvance. Cependant, malgré un manque évident d’analyse politique et sociale, un grand nombre de bilans que dresse la collapsologie sont tout à fait dignes d’intérêt. En effet, qu’ils concernent le(s) changement(s) climatique(s), l’extinction massive de la biodiversité ou encore l’appauvrissement accéléré des sols, des constats scientifiques sont repris et les traduire dans la sphère politique est intéressant. Cependant, il semble nécessaire d’assumer le discours politique qui découle de la collapsologie. A première vue, ce travail s’avère plutôt compliqué puisque les collapsologistes semblent « rejeter les idéologies » (sic) dont iels ont des visions souvent caricaturales. Quoiqu’on pense de ce mouvement, il faut également rester prudent-es quant aux récupérations de la collapsologie par certaines personnalités politiques. En effet, Delphine Batho – et Génération Ecologie donc – et des cadres d’EELV (ainsi que certaines sections locales)[16] ont été les premier-ères à adhérer publiquement aux thèses collapsologistes. Chacun-e se fera son avis sur les tendances politiques associées citées, ce n’est l’objet de ce billet.

La méthode collapsologiste en elle-même présente également des aspects intéressants. Le premier est sûrement son attachement à la mise en liens de constats de différentes natures pour proposer une analyse systémique. Même si les sciences sociales sont écartées de cette mise en relation, l’approche est intéressante. A travers ces différents aspects, il est évident que la collapsologie revêt un caractère profondément politique de conceptualisation du fonctionnement de la société. En effet, même si notre raisonnement politique s’appuie en grande partie sur les sciences sociales, il est lui-aussi issu d’une analyse systémique. Cependant, notre questionnement est étendu aux institutions qui régissent nos vies dans leur dimension sociale, économique, politique. La collapsologie réussira-t-elle à développer la dimension politique pour le moment implicite qui la traverse ? Si les collapsologistes veulent que leurs propositions soient suivies d’effets, c’est très certainement l’une des directions qu’iels devraient suivre : politiser leur pensée.

Comment expliquer alors l’absence de dimension politique dans la critique collapsologiste ? Plusieurs pistes d’explication sont possibles. Tout d’abord, la collapsologie est un mouvement très jeune, constitué de nombreuses personnes n’ayant que très rarement mis les pieds en politique jusqu’alors. Difficile, dès lors, de dépasser la vision caricaturale que l’on peut se faire de certaines idéologies lorsque l’on s’est tenu-e éloigné-e de celles-ci jusqu’alors. Mais la collapsologie, si elle apparaît comme une interprétation politique de l’Anthropocène, reste toutefois complètement enfermée dans le cadrage théorique offert par ce nouveau grand récit de l’humanité. S’affranchir de certaines conceptions fondatrices (mais parfois infondées) de l’Anthropocène sera ainsi nécessaire pour la collapsologie. Enfin, la diversité politique des collapsologistes est un frein important à une expression politique relativement homogène de la part du mouvement.

Diverses tendances parmi les collapsologistes

Ce fut le cas tout au long de cet article parce que les descriptions formulées plus haut formaient un socle commun pour (plus ou moins) tou-tes les collapsologistes, mais ces dernier-ères ne peuvent pas être regroupé-es au sein d’un groupe homogène. Au contraire, les clivages sont nombreux, pas forcément dans les constats qui sont posés mais plutôt dans les solutions à apporter. Quelques tendances apparaissant comme relativement répandues seront décryptées ci-dessous, mais les collapsologistes peuvent toutefois être proches d’autres tendances (difficile d’être exhaustif ici tant le mouvement est politiquement hétérogène) ou même avoir des idées pouvant être rattachées à plusieurs tendances, expliquées ci-dessous ou non.

La tendance heureuse voit presque l’effondrement comme une chance pour bâtir une nouvelle société. Cela pose question puisque les dégâts sociaux et politiques d’un effondrement sont, de fait, minimisés. Pourtant, il serait aisé de démontrer le désastre que représenterait un effondrement non-politique du système actuel pour une grosse part de la population. En effet, l’humanité est traversée par d’importants systèmes de domination (genre, race, classe, etc), sur lesquels s’appuieraient les dominant-es en cas d’effondrement pour garantir leur confort. Même en dehors des périodes de pénurie de certaines ressources, les dominant-es en font largement plus usage que les dominé-es. Dans ce contexte, comment imaginer l’effondrement autrementsans que comme une consolidation des systèmes de domination actuellement en place. Cette tendance heureuse semble concerner un nombre important de collapsologistes et, par son européocentrisme, nous renseigne peut-être sur la réalité sociologique de ce mouvement : des européens diplômé-es du supérieur, sûrement le groupe social le moins exposé aux dégâts qu’engendrerait un effondrement généralisé.

La tendance rationnelle (elle ne l’est pas forcément, mais s’auto-considère comme telle) adopte une démarche purement technique et calculatoire, dénuée de raisonnement politique. Les solutions à l’effondrement – pour le retarder, l’empêcher ou bâtir une nouvelle société après – ne sont considérées que sous leur angle technique, selon une logique de calcul coûts/bénéfices. Tout est pensé selon la logique technocratique et institutionnelle actuelle. En effet, si des solutions techniques sont avancées, leur dimension politique est quasiment inexistante (ou dissimulée, les deux étant intimement liés). Les problèmes, même s’ils sont liés, sont traités indépendamment par des expert-es de la question. On retrouve ainsi beaucoup de collapsologistes pro-nucléaires, puisque cette énergie est intéressante du point de vue climatique. Cependant, elle a d’importantes répercussions ne pouvant être ignorées sur les plans écologique, démocratique ou économiques. Sans entrer dans le détail, on peut légitimement s’inquiéter d’un tel « gouvernement des expert-es » qui ouvrirait possiblement la voie à une forme de dictature écologique (il faudrait développer ce thème dans un autre billet).

Même si elle prend des formes très diverses, il serait également possible d’identifier une tendance réactionnaire au sein de la collapsologie. L’écologie intégrale pourrait par exemple être l’une des formes par lesquelles elle s’exprime. La société perçue comme socialement et politiquement décadente car elle aurait outrepassé des limites « naturelles », serait condamnée à s’effondrer. La dimension religieuse de ce raisonnement fait particulièrement écho à l’effondrement civilisationnel dont font mention de nombreux-ses collapsologistes. On pourrait également rattacher à cette tendance réactionnaire les (néo)malthusianistes selon lesquel-les la catastrophique situation environnementale actuelle ne serait due qu’à un problème de surpopulation. Enfin, certain-es survivalistes pourraient également être rattaché-es à cette tendance réactionnaire, puisqu’iels justifient l’effondrement qu’iels prédisent par des théories racistes.

Contre l’historicisme catastrophiste

La prédiction d’un effondrement inévitable d’ici quelques années procède d’une logique proprement historiciste, qui n’est pas sans rappeler la rhétorique marxiste d’il y a quelques décennies qui annonçait l’effondrement du système capitaliste sous le poids de ses propres contradictions ou encore qui véhiculait une marche en avant du progrès social (attention, le propos n’est pas de faire du marxisme dans son ensemble un historicisme, simplement ces idées-ci). Au moins deux aspects de l’analyse collapsologiste illustrent cet écueil.

D’une part, la collapsologie s’appuie sur l’effondrement d’anciennes civilisations pour appuyer sa prédiction concernant celui qui attend bientôt la « civilisation industrielle ». Mayas, Vikings, ou sociétés insulaires plus méconnues mais tout aussi intéressantes, des références toutes plus grandiloquentes les unes que les autres sont convoquées. Qu’importe si l’analogie paraît alors peu pertinente aux yeux des connaisseur-ses, du moment qu’elle alimente notre imaginaire lié à l’effondrement, son utilisation est justifiée. Cet usage de l’effondrement d’anciennes sociétés humaines provient notamment du best-seller Effondrement de l’américain Jared Diamond (ce n’est pas le premier livre traitant du sujet, mais c’est celui qui est le plus fréquemment cité dans la sphère collapsologiste). Si la qualité de l’ouvrage, considéré à juste titre comme un texte majeur, est incontestable, sa récupération par la collapsologie pose question. Alors que les sciences humaines et sociales n’ont pas encore leur place au sein de celle-ci, qu’elle intègre grossièrement les thèses d’un ouvrage aussi dense qu’Effondrement semble être une caution sociologique/anthropologique à une analyse qui ignore totalement la dimension humaine du problème qu’elle traite. Plus généralement, comment peut-on imaginer qu’il est valide de décalquer l’effondrement d’une société pour prédire celui qui en attend une autre ? Loin de vouloir réduire les civilisations citées à des sociétés primitives, celles-ci avaient des organisations sociales radicalement différentes de celle qui structure le système capitaliste à l’heure actuelle. Le pouvoir – politique, économique, social – était réparti très différemment parmi la population et il semble hasardeux de supposer l’effondrement d’une société parce que d’autres sociétés très différentes qui l’ont précédée se sont effondrées.

D’autre part, la collapsologie prétend apporter une vérité incontestable : la civilisation thermo-industrielle va s’effondrer d’ici peu. Si l’objet étudié – la civilisation thermo-industrielle – a déjà été détricotée précédemment, il convient de s’interroger sur le biais historiciste qui affirme l’imminence de l’effondrement. La prétention, presque prophétique, d’une telle annonce pose question sur la conception du monde politique que peuvent avoir les collapsologistes. Avec quelle certitude peut-on affirmer, à partir d’une situation donnée, qu’un événement va inéluctablement se produire ? C’est nier l’existence fondamentale de faits purement politiques, dont la teneur peut modifier profondément les événements qui se produiront à l’avenir.

Psychologie contre politique

Si la dimension politique de la collapsologie n’est encore qu’implicite, sa dimension psychologique, elle, est complètement assumée. Le terme d’effondrement nous évoque un événement soudain. La société s’effondrerait brusquement, presque dans la nuit. De prime abord, il peut provoquer différents types de réaction selon notre rapport à ce type de théories : méfiance, fascination, peur, etc. Des stades qui peuvent même se succéder ou se superposer selon les personnes. Dès lors, s’engage une vraie démarche psychologique, principalement individuelle (même si appuyée par certains cadres collectifs, notamment sur des groupes virtuels de discussion), dénuée de toute coloration politique. Il faudrait accepter l’effondrement à venir, ne plus le voir comme un événement négatif mais comme une opportunité pour bâtir une nouvelle société. En d’autres termes, il serait nécessaire d’atteindre un nouveau stade de conscience vis-à-vis de la réalité dans laquelle nous vivons. Cette démarche psychologique, cette « prise de conscience », cette acceptation est omniprésente chez les collapsologistes. Ces dernier-ères, ancien-nes banquier-ères/financier-ères, cadres de l’industrie ou retraité-es aisé-es, essentiellement citadin-es, auraient constaté l’inadéquation de leur mode de vie avec les différents cycles naturels. Iels entreprennent dès lors d’éveiller leur entourage à ces théories les ayant bouleversé-es : conseils de lecture, vidéos youtube, conférences ou discussions plus classiques sont notamment des moyens (parmi d’autres) de toucher ses proches pour les convaincre de l’imminence d’un effondrement. Seulement, les réactions à ces sollicitations ne sont pas toujours positives, elles sont même parfois relativement hostiles. La collapsologie peut en effet être perçue comme une mouvance proto-sectaire avec un grand discours totalisant quelque peu déroutant puisqu’en apparente contradiction avec les discours dominants. Face à ce refus de leur entourage d’embrasser l’ensemble des théories de l’effondrement, certain-es collapsologistes entrent dans une période d’isolement intellectuel, presque perçu comme une oppression (absolument fantasmée, entendons-nous). Iels ne se sentent plus libres d’exprimer les convictions, les choses dont iels ont conscience (c’est le vocabulaire utilisé) autour d’elleux. Iels se réfugient alors sur des groupes de convaincu-es, notamment sur Facebook. Chaque semaine, de nombreux messages de collapsologistes despéré-es par ce type de situation demandent des conseils pour réussir à dépasser l’inconfort dans lequel iels estiment avoir plongé. Sur ces groupes, les nouveaux-elles collapsologistes trouvent un soutien moral mais également une nouvelle source d’information puisque sont relayées sur ces groupes un certain nombre d’articles traitant la thématique de l’effondrement.

Ces groupes virtuels placent la bienveillance lors des échanges entre collapsologistes parmi leurs priorités. Un principe qui n’est pas sans rappeler la philosophie du bien-être dans laquelle baigne globalement la collapsologie. La quête du bonheur est devenue un lieu commun de l’écologie auquel n’échappe pas la collapsologie. Il s’agirait de positiver face aux désastres environnementaux en cours, il faudrait s’en servir, s’appuyer dessus pour construire une nouvelle société heureuse et harmonieuse. Théoriquement, pour rassembler large, cette rhétorique a de grands atouts. En effet, qui refuse d’être heureux-se ou de vivre dans une société apaisée ? Pas grand monde, on pourrait presque dire que c’est le projet implicite d’un grand nombre d’idéologies politiques souvent opposées. Seulement, ce type d’argumentaire masque les rapports de pouvoir au sein de la société[17]. Chacun-e pourrait entreprendre un travail personnel sur lui/elle-même afin d’être heureux-se, peu importe comment lui pèsent les oppressions sociales auxquelles iel est soumis-e.

Le caractère individuel et psychologique de cette confrontation aux théories de l’effondrement se traduit ensuite dans la façon dont ces collapsologistes passent à l’action. En effet, nombre d’entre elleux se lancent dans des projets d’autosuffisance, en couple ou au sein de petites communautés composées d’autres collapsologistes. Sans toutefois devenir survivalistes (et ainsi faire la jonction avec les écologistes d’extrême-droite), iels se préparent aux chocs – énergétiques, économiques, sociaux ou politiques – à venir en réduisant leur dépendance au reste de la société : changement radical de mode de vie, réduction drastique de leur consommation de produits industriels (dans leur alimentation ou de façon générale), priorisation des mobilités douces (donc, mécaniquement, écourtement des distances), etc. En définitive, le profond caractère collectif de la réflexion politique est évincé au profit d’une mise à l’abri personnelle (et de son entourage, quand celui-ci y est disposé), le risque étant de passer de l’abri au repli (donc de l’apolitisme – si une telle chose existe – à l’extrême-droite), la frontière entre les deux se rapprochant plus d’une passoire que du rideau de fer.

Contre cette démarche psychologique individualisante, il apparaît nécessaire de développer la dimension politique qui traverse implicitement de la collapsologie. Analyser les causes profondes des phénomènes que critique la collapsologie, développer une critique radicale des institutions économiques, politiques et sociales qui garantissent le maintien d’un ordre social inégalitaire, inventer un nouveau rapport à la nature, voici les chantiers qui attendent les collapsologistes si celleux-ci veulent investir un jour le champ politique. En clair, il leur faut compléter leurs analyses d’une lecture sociale et politique des faits étudiés par la collapsologie. S’il s’enclenche, ce travail ne se fera pas sans une jonction entre collapsologistes et militant-es politiques, une alliance à laquelle il nous faut rester particulièrement attentif-ves pour éviter la constitution d’un nouveau courant écologiste réactionnaire. Plus largement, il serait intéressant de complexifier les discours sur l’Anthropocène[18] pour ne pas se limiter à son interprétation catastrophiste qu’est la collapsologie. Attention toutefois pour les collapsologistes à ne pas réinventer la roue en proposant des idées faussement nouvelles car déjà présentes dans les différents courants de l’écologie politique depuis des décennies.

Pour une écologie sociale

L’écologie est un courant éclaté en différentes tendances aux analyses et propositions politiques extrêmement divergentes. La collapsologie étant encore embryonnaire, il est encore difficile d’identifier sa place dans un tel fourmillement idéologique puisque ses modes d’action sont encore peu développés. Contre l’individualisation forcée des problèmes environnementaux par le système capitaliste[19], l’écologie politique propose une réponse radicale aux questions sociales et environnementales actuelles, à condition d’éviter les pièges réactionnaires qui se dressent sur le chemin de l’émancipation pour tou-tes.

Selon la pensée dominante (et même bien au-delà), les dominations entre les humain-es découlent de dominations différenciées sur la nature. Cela sonne comme une légitimation d’un ordre social parfaitement inégalitaire, une naturalisation de systèmes sociaux de domination particulièrement destructeurs. La rareté de certaines ressources et l’inégalité d’accès à celles-ci seraient alors les causes arbitraires des inégalités. L’écologie sociale propose une analyse absolument opposée[20] : loin d’en être l’origine, la domination différenciée des humain-es sur la nature est un prolongement des dominations s’exerçant entre humain-es (genre, race, classe, etc). Les rapports de pouvoir qui traversent la société se projettent donc également sur l’environnement, la capacité d’agir sur celui-ci dépendant essentiellement du pouvoir détenu par l’individu dans la société. L’instauration d’un rapport écologique (et non environnementaliste, managérial vis-à-vis de la nature) suppose d’abolir simultanément les systèmes de domination structurant notre société. On pourrait opposer à l’écologie sociale l’inéluctable différenciation de l’espace géographique, notamment par la répartition hétérogène des ressources (naturelles ou humaines) à la surface du globe, pour légitimer à nouveau les inégalités. Seulement l’humain-e est mobile et nos sociétés complexes, il serait malhonnête de prétendre que l’injuste accès provient uniquement d’une implantation géographique différente. Au contraire, le report de la part des dominant-es des problématiques environnementales sur les espaces de vie des populations dominées est parfaitement documenté[21].

Penser une nouvelle société écologique nécessite ainsi un profond travail politique, notamment pour définir des principes fondateurs pour bâtir cette nouvelle société en essayant d’écarter tous les anciens principes ayant permis le développement de systèmes de domination encore en place. La question écologique ne peut être reléguée au second plan, ne pas être pensée pour elle-même et être subordonnée à une abolition écologiquement salvatrice du capitalisme. Le progressisme politique a longtemps négligé, volontairement, la question environnementale et les propositions proto-écologistes de certaines de ses tendances politiques[22]. Complexifier le récit du progressisme politique apparaît dès lors comme un travail nécessaire pour notre camp social et politique. Inventer un nouveau rapport à la nature – un rapport proprement écologique, au-delà du grand partage nature/culture – passe par des questionnements fondamentaux, plus larges que ceux sur le système capitaliste. Si l’écologie suppose la priorisation de l’autorégulation des systèmes naturels à un interventionnisme humain toujours plus croissant sur ceux-ci, il s’agit de ne pas tomber dans des positions essentialistes vouant un culte à la Nature. Il est en effet nécessaire de garder à l’esprit nos idéaux politiques d’émancipation sociale pour tou-tes qui doivent nous servir de boussole pour choisir entre les systèmes naturels autorégulés ou ceux entretenus artificiellement[23]. L’écologie sociale apparaît alors comme une forme de réalisme politique qu’il nous faut promouvoir.

[1] Cf https://blog.mondediplo.net/appels-sans-suite-1 (je rigole, je ne valide pas ce texte, c’est surtout pour voir si vous êtes attentif-ves, parce qu’on est qu’au début).

[2] Nobel de chimie en 1995

[3] Régis Briday (2014), Qui alimente les études sur la géoingénierie ? Une perspective d’historien des sciences, disponible ici :https://www.cairn.info/revue-natures-sciences-societes-2014-2-page-124.htm?contenu=article

[4] Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz (2013), L’événement Anthropocène

[5] Aldous Huxley (1928), Progress: how the achievements of civilization will eventually bankrupt the entire world

[6] https://www.revue-ballast.fr/labecedaire-de-simone-weil/

[7] Jacques Ellul (1988), Le bluff technologique

[8] Lewis Mumford (1972), L’héritage de l’homme

[9] Ingénieur – diplômé de l’École Polytechnique – spécialiste de l’énergie, conférencier et auteur de nombreux ouvrages sur l’énergie depuis les années 2000 tels que Le plein s’il vous plaît ! La solution au problème de l’énergie (2006, avec Alain Grandjean) ou Dormez tranquilles jusqu’en 2100 ! (2015). Il également président et membre fondateur du think-tank The Shift Project et depuis 2018, membre du Haut Conseil pour le Climat.

[10] Ingénieur et économiste spécialisé dans la transition énergétique, diplômé de l’École Polytechnique et de l’École Nationale de la Statistique et de l’Administration Économique (ENSAÉ), fondateur de Carbone4, cabinet de conseil spécialisé dans la transition énergétique et l’adaptation au(x) changement(s) climatique(s).

[11] Ingénieur – diplomé de l’École Centrale – et essayiste, notamment auteur de L’âge des low tech (2014), membre de l’Institut Momentum – qui s’intéresse à l’Anthropocène et la décroissance.

[12] C’est bien une définition politique du scientisme qu’il faut utiliser, qui ne se trouve pas forcément telle quelle dans les dictionnaires (en ligne ou papier)

[13] Scientifique qui travaille sur l’Anthropocène par le prisme des sciences naturelles

[14] http://www.confusionnisme.info/index.php/tag/la-decroissance/

[15] Fabien Locher, Frédéric Graber (2018), Posséder la nature

[16] https://paris.eelv.fr/tag/collapsologie/ ou encore https://paca.eelv.fr/video-leffondrement-de-quoi-parle-t-on-1-la-collapsologie/

[17] Aude Vidal (2017), Écologie, individualisme et course au bonheur

[18] Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz (2013), L’événement Anthropocène

[19] Yannick Rumpala (2009), La « consommation durable » comme nouvelle phase d’une gouvernementalisation de la consommation, disponible sur cairn.info : https://www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2009-5-page-967.htm?contenu=article

[20] Murray Bookchin (2003), Qu’est-ce que l’écologie sociale ?

[21] Razmig Keucheyan (2013), La nature est un champ de bataille

[22] Serge Audier (2017), La société écologique et ses ennemis

[23] André Gorz (1973), Ecologie et liberté

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