Sous une forme largement revue et augmentée, cet article s’est transformé en livre, suite à une sollicitation des éditions Grevis. Plus d’informations en suivant ce lien.
Le débat public français est complètement saturé par le discours identitaire. Stations de radio comme chaînes de télévision (y compris publiques !) offrent quotidiennement des tribunes à divers éditorialistes réactionnaires, dont Éric Zemmour est le parfait archétype. Défendant une conception nationaliste de la mémoire contre les travaux scientifiques des historien-nes[1], ceux-ci convoquent « l’Histoire » (toujours avec un grand H) pour fonder leurs fictions racistes et suprémacistes blanches, comme celle du « grand remplacement », formulée par l’écrivain Renaud Camus. S’ajoutant aux déjà trop nombreuses organisations fascistes qui pullulent sur le territoire, cette saturation du débat public par le discours réactionnaire reflète « la possibilité du fascisme », d’ores et déjà installé dans certains espaces médiatiques à forte audience[2]. Dans le même temps, le péril environnemental s’aggrave constamment sans que l’écologie ne devienne un sujet d’importance pour cette « éditocratie » réactionnaire[3]. Une place ridiculeusement périphérique lui est réservée dans les interventions quotidiennes de ces polémistes professionnels, essentiellement structurées par les fictions racistes et identitaires précitées. La seule position claire sur cette question de ces éditocrates réside dans leur climatoscepticisme bas-du-front et leur défense du capital fossile[4], le mode de vie occidental y étant adossé représentant pour eux le plus haut degré de civilisation humaine, ayant réussi son « arrachement » à la nature. Pour l’heure, ce « carbofascisme » semble donc être la norme à l’extrême-droite, lorsqu’il est question d’écologie. Cette façade ne doit toutefois pas occulter certaines appropriations plus sérieuses et profondes de l’enjeu écologique par certaines sensibilités politiques d’extrême-droite – des appropriations que l’on ne peut réduire à du « greenwashing » électoraliste. Bien que celles-ci ne soient pas dominantes aujourd’hui, l’écologie politique d’inspiration raciale qu’elles défendent pourrait prendre se renforcer à mesure que s’intensifient et s’aggravent les impacts locaux[5] de la crise environnementale. L’appellation d’« écofascisme » semble toute désignée pour caractériser cette lente et profonde écologisation du fascisme, mais souffre encore d’un flou définitionnel qui empêche de prendre la mesure de ce danger.
Parmi les militant-es antifascistes aussi bien qu’écologistes, l’écofascisme reste encore relativement peu conceptualisé[6]. Il est souvent mobilisé comme contre-slogan, pour caractériser des discours sur l’écologie qui sont antidémocratiques (voire autoritaires) et/ou néomalthusiens – autrement dit, qui considèrent le problème écologique par le seul prisme démographique. Ainsi, sont régulièrement et indifféremment qualifiés d’écofascistes des discours aussi variés que ceux faisant du coronavirus une violente « vengeance de la nature »[7], du permis/quota carbone individualisé un dispositif de justice climatique[8] ou de la volonté de ne pas faire d’enfant(s) le summum de l’engagement écologiste[9]. Aussi critiquables soient-ils, ces discours s’ancrent dans des contextes idéologiques très différents et ne peuvent être amalgamés sous l’appellation d’écofascisme – au risque de manquer l’essentiel sur l’écologisation du fascisme. Ce flou définitionnel est constitutif du terme « écofascisme » depuis ce qui semble être sa première formulation, par Bernard Charbonneau, en 1980. Tel Hans Jonas avant lui, ce dernier considère que « l’écofascisme a l’avenir pour lui, et il pourrait être aussi bien le fait d’un régime totalitaire de gauche que de droite sous la pression de la nécessité » écologique[10]. Les deux philosophes s’inquiètent avant tout de la technocratisation de la question écologique, avatar parmi d’autres de l’écologie autoritaire. Le fait de considérer que l’écofascisme pourrait être « aussi bien […] de gauche que de droite » déconnecte ce dernier du fascisme dit « historique », en le réduisant à sa dimension technocratique et autoritaire – occultant de fait les liens politiques réels entre fascisme « historique » et écofascisme. Cette conception de l’écofascisme apparaît tronquée, comme le sont également son identification par le seul populationnisme/néomalthusianisme ou le primitivisme considérant que l’être humain est intrinsèquement destructeur de son environnement, posant ainsi problème par son existence même. Ces conceptions de l’écologie sont évidemment critiquables, pour de multiples raisons que nombre de théoricien-nes et de militant-es ont déjà exposées par le passé[11]. D’une certaine manière, il s’agit peut-être d’une fascisation de l’écologie, car elles participent bien à la théorisation (explicite mais aussi rampante) de l’écofascisme, en partageant une ou plusieurs caractéristiques avec lui. Toute la question tient dans la nécessité ou non de les distinguer de ce qui fait le cœur idéologique de l’écofascisme. Plus précisément, ce dernier repose en grande partie sur une racialisation de l’écologie, dont il faut absolument préciser les contours[12]. Celle-ci est nourrie par une conception particulière de la « nature », qui structure par ailleurs la pensée écologique bien au-delà de l’écofascisme – rendant d’autant plus concrète la possibilité de celui-ci, alors ancré dans cette conception réactionnaire de la nature.
Considérer sérieusement « la possibilité de l’écofascisme » se situe au croisement de ces deux préoccupations politiques. Si la menace néofasciste n’a pas attendu les alertes du GIEC pour se constituer, le drame climatique en cours pourrait bien lui donner un nouveau souffle, ainsi qu’une nouvelle couleur – le vert. Malgré une multitude de signaux faibles et l’existence d’un corpus théorique suffisamment profond pour soutenir une telle reconfiguration idéologique, le double processus d’écologisation du fascisme et de fascisation de l’écologie n’est pas encore une réalité massive qu’il ne serait possible de constater qu’avec impuissance. C’est un mouvement en germe dont les prémisses idéologiques peuvent encore être détruites, en comprenant ses fondements, son ancrage organisationnel et les voies par lesquelles il se déploie aujourd’hui.
Le spectre d’une dictature verte
Depuis la constitution du mouvement écologiste dans les années 70, c’est l’argument privilégié de ses nombreux ennemis politiques : l’écologie politique serait par nature hostile à la démocratie (libérale). Cette attaque pourrait tout simplement être ignorée, car le ridicule ne tue pas mais fait assurément perdre du temps. Par devoir de vigilance, elle peut faire l’objet d’un examen suffisamment approfondi pour en tirer des conclusions politiques efficaces. Dans sa forme tronquée (sans les parenthèses), l’argument tombe en effet immédiatement à l’eau, tant est évidente la puissante aspiration démocratique animant les principales théorisations politiques de l’écologie[13]. Toutefois, dans la bouche des chiens de garde du pouvoir bourgeois, la démocratie ainsi assaillie par l’écologie est réduite à sa forme libérale et représentative – dont le caractère démocratique est plus que contestable[14] – que nombre d’écologistes ont effectivement attaquée par le passé, défendant des formes plus directes de démocratie[15]. La tâche des écologistes consiste dès lors à montrer que la construction d’une société écologique ne peut passer par la voie de la démocratie libérale représentative (ou plus délégataire), tout en réaffirmant que leur projet est authentiquement démocratique, dans le sens plein et direct du terme. En lui-même, ce travail politique présente déjà un certain nombre de difficultés stratégiques (que d’autres ont rencontré avant les écologistes), mais risque aussi d’occulter que l’écologie porte en elle un risque autoritaire – qui n’est certainement pas sa seule expression politique, mais qui ne peut être ignoré au risque de le voir revenir au galop.
Le réchauffement climatique, l’érosion de la biodiversité ou plus généralement la crise écologique globale font légitimement partie des préoccupations de la population. Malgré la très faible fiabilité des instituts de sondage en faisant état, l’importance du problème écologique serait même grandissante[16], par-delà les clivages idéologiques traditionnels – comme en témoigne également le verdissement relatif de presque toute l’offre électorale, de l’extrême-gauche à l’extrême-droite. Notamment entretenue par des organisations de jeunesse dans le cadre des grèves pour le climat, la préoccupation écologique grandissante se traduit par une pression symbolique accrue d’une partie de la population sur la classe dirigeante. Cette dernière est sommée d’agir pour le climat et la biodiversité – sans que de véritables menaces de la part du mouvement écologiste ne pèsent sur elle pour autant. Outre le fait que cette pression sur les gouvernements ne reste que symbolique, sans contrainte matérielle exercée sur la détention du pouvoir, la réponse gouvernementale pourrait prendre une tournure autoritaire. Très tôt, le risque technocratique était apparu comme l’un des principaux dangers guettant l’écologie politique[17] sans qu’aucun moyen de l’entraver ne soit développé, jusqu’à aujourd’hui. Pire encore, le discours typique du mouvement climat offre d’évidentes prises pour le développement technocratique de cette écologie autoritaire. En effet, derrière les revendications générales de « justice climatique », plusieurs propositions concurrentes existent, avec des implications politiques très différentes. L’une d’elle exige l’instauration d’un « état d’urgence écologique », avec une référence plus ou moins explicite aux états d’urgence instaurés suite aux attentats terroristes ou dans le contexte pandémique. La nature sécuritaire de ceux-ci n’est plus à prouver : l’objectif initial (lutte contre le terrorisme ou contre la pandémie) fut systématiquement instrumentalisé pour légitimer un maintien de l’ordre allant bien au-delà, verrouillant la contestation politique légitime au nom d’un effort national contre un ennemi commun et dépassant les divisions politiques. Tout semble indiquer que l’éventuel « état d’urgence écologique » pourrait suivre ce même chemin sécuritaire, préfigurant la ridicule « dictature verte » que fustigent les éditocrates hostiles à toute politique écologique – accréditant ainsi les fantasmes de ces derniers, bien que les craintes quant à cette possibilité dictatoriale ne soient évidemment pas les mêmes.
La proposition d’« état d’urgence écologique » reflète en effet une conception de l’écologie par-delà le politique, réductrice quant aux implications politiques réelles de la crise écologique – à l’échelle globale comme à l’échelle locale. Certes, toute l’humanité est concernée par ce problème (sinon la crise ne serait pas « globale ») mais les groupes sociaux la composant sont impactés à des degrés très divers. Les inégalités sont à la fois environnementales (relatives à la localisation des personnes) et écologiques (relatives aux possibilités des personnes à adopter des pratiques écologiques)[18], suivant les lignes de fracture sociale notamment tracées par les dominations sociales de classe, de sexe-genre et de race. De fait, le problème écologique n’échappe donc pas plus au politique que le reste des questions contemporaines, dont le traitement appelle systématiquement davantage de démocratie. Contre cette nécessaire démocratisation de l’écologie, la proposition d’« état d’urgence écologique » fait, souvent involontairement, le lit d’une dictature verte. Les mesures technocratiques et individualistes typiques qui l’accompagnent (comme le permis/quota carbone) ou pourraient l’accompagner (comme le nombre d’enfants par couple) restent complètement aveugles à la nature politique profonde des inégalités environnementales/écologiques, forgées par des dominations sociales préexistantes. Le risque d’une dictature verte auquel doivent être attentif-ves les écologistes ne réside donc pas dans la limitation de la « liberté d’entreprendre » (celle-ci est même nécessaire), mais bien dans la dénégation des dominations sociales lors de la construction de dispositifs écologiques individualistes.
Parce qu’elle dépasse ainsi les formes caricaturales qu’en présentent les adversaires de l’écologie, la possibilité d’une écologie autoritaire doit dès lors être prise au sérieux. Dans nombre de discours militants (antifascistes comme écologistes), elle prend le nom d’écofascisme : cette appellation hâtive présente à la fois des avantages et des inconvénients. Sur le plan stratégique, elle permet, d’un même geste, de critiquer une multitude de discours écologistes autoritaires et/ou néomalthusiens, fréquents dans l’espace public de la part de diverses sensibilités politiques. Elle correspond ainsi à la formulation première de la notion d’écofascisme, volontairement large car concernant aussi bien la droite que la gauche, proposée par Bernard Charbonneau et rappelée en introduction. En revanche, sur le plan idéologique, elle empêche de constater le processus réel d’écologisation du fascisme, en cours depuis plusieurs décennies déjà. Coincée entre ces avantages et ces inconvénients, cette définition extensive de l’écofascisme doit absolument être complexifiée – et éventuellement, restreinte.
L’avantage stratégique d’une définition large de l’écofascisme ne réside pas seulement dans son efficacité discursive. De prime abord, quelques éléments idéologiques semblent également contribuer à sa légitimation militante. Ceux-ci semblent en effet confirmer l’éventualité d’une fascisation de l’écologie, c’est-à-dire d’une conception théorique de l’écologie qui ne trouverait sa pleine expression politique que dans la préparation puis l’avènement d’un régime fasciste – même si celui-ci n’aboutit pas nécessairement[19]. Avant d’acter (ou non) l’existence ce processus de fascisation de l’écologie, quelques-uns des traits saillants qui lui sont prêtés doivent être exposés.
Les discours néomalthusiens sont la principale cible des procès en écofascisme. Ceux se présentent généralement comme étrangers à l’ordre racial, pointant de manière abstraite la dimension globale de la « surpopulation » en matière écologique. En réalité (et sans surprise[20]), les différentes approches démographiques du problème écologique sont systématiquement empreintes de racisme : les populations surnuméraires désignées comme devant disparaître pour des raisons écologiques sont toujours des populations non-blanches non-occidentales, dont la démographie considérée comme « galopante » cristallise l’attention des néomalthusiens. Le fait que l’adhésion à cette conception raciste de l’écologie soit consciente ou inconsciente pourrait sembler secondaire, les deux participant au même imaginaire discriminant. La première possibilité doit pourtant être distinguée de la seconde, les deux nourrissant certes un même imaginaire écologique mais ne débouchant pas sur les mêmes propositions politiques. Cela ne doit pas les déresponsabiliser, mais nombre de discours néomalthusiens sont simplement le résultat d’une sous-théorisation de l’écologie, qui reste englué dans le populationnisme écologique qui structure l’approche dominante de la crise en cours[21]. Cette naïveté néomalthusienne doit être dénoncée, mais elle ne contribue directement à la fascisation de l’écologie au même titre que les discours volontairement racistes sur les populations racisées considérées comme écologiquement surnuméraires. Cette distinction n’est pas une affaire de prudence, mais bien une mise en évidence des leviers idéologiques sur lesquels agir – d’une part, il s’agit de sortir du cadrage populationniste de la question écologique, de l’autre, il s’agit d’abattre le fascisme écologisé, deux tâches d’ampleurs différentes.
Un autre discours fréquent, distinct du néomalthusianisme tout en en restant proche, consiste à faire de tou-tes les humain-es les destructeur-rices intrinsèques de l’environnement qu’iels habitent. Bien que cette idée d’un être humain biologiquement programmé pour détruire la nature qui l’entoure soit relativement commune dans l’imaginaire collectif, elle n’est probablement pas soutenue au sens littéral. Quelques apologistes d’une acception littérale de l’écologie profonde considèrent effectivement l’humain-e comme un poison pour la nature, mais cette position reste généralement le cache-misère d’une faible réflexion écologique. Aucun autre animal n’étant considéré comme purement destructeur de son environnement, rien ne fonde, là-encore, cet exceptionnalisme humain. De fait, ce ne sont donc pas « les humain-es » dans l’absolu qui ne seraient capables que de détruire leur environnement, mais seulement « les humain-es depuis une certaine date » à partir de laquelle l’organisation économique, sociale et politique entraînerait, structurellement, cette destruction environnementale. Ce déplacement du problème initial sur le plan historique renvoie dès lors aux très nombreux débats sur l’origine de la crise écologique, qu’ils s’ancrent en sciences naturelles et/ou en sciences sociales. Ainsi détricoté, ce discours écologiquement antihumaniste sur « l’humain-e destructeur-rice de son environnement » ne peut être considéré comme participant à la fascisation de l’écologie : seules quelques acceptions irréductibles, en provenance des franges suprémacistes blanches de l’écologie profonde, y participent activement, les autres pouvant rapidement être complexifiées et réorientées sur le plan idéologique.
Désamorcer la fascisation de l’écologie de cette manière nécessite de ne pas amplifier son ancrage idéologique tout en ne minimisant pas l’importance du danger qu’elle représente. Les deux exemples ci-dessus illustrent la trop faible théorisation politique de la question écologique, même à gauche – où des discours néomalthusiens comme écologiquement antihumanistes sont encore fréquemment tenus[22]. Le cadrage populationniste comme antihumaniste du problème écologique restent des entrées fréquentes vers celui-ci, en particulier pour des personnes éloignées des espaces militants ou de toute autre moyen de se former politiquement. Tout en contribuant à l’élargissement de la préoccupation écologique parmi la population, tous deux laissent dangereusement la porte ouverte à une fascisation de l’écologie. Cette dernière n’est toutefois pas le seul ingrédient de l’écofascisme : celui-ci s’appuie également sur une écologisation du fascisme, dont il est nécessaire de faire l’histoire.
Une petite histoire du brunissement de l’écologie
Tel qu’il est véhiculé par les principales figures et organisations écologistes, le récit courant de l’écologie politique en France ancre cette dernière à gauche, sans équivoque, tant par ses filiations idéologiques que le parcours de ses militant-es. Selon certain-es analystes, l’écologie politique hériterait en effet d’un certain nombre de caractéristiques théoriques des pensées socialistes, au sens large[23]. Cette origine idéologique se retrouverait ensuite chez les militant-es écologistes, dont nombre sont des marxistes s’étant tourné-es vers l’écologie après mai 68, sans renier leur formation politique initiale pour autant. Ce récit bien ficelé d’une construction politique de l’écologie sur un socle socialiste explicite n’expose toutefois qu’une partie de l’histoire. D’autres appropriations politiques de la question écologique peuvent en effet être repérées, notamment à l’extrême-droite, dès les années 70. Celles-ci n’étant pas devenues dominantes parmi les écologistes, cela n’aurait pas grand sens d’inverser le récit courant d’une écologie de « gauche » pour en proposer une version contraire, faisant de l’écologie « une vision du monde réactionnaire »[24]. Prêter attention à ces écologies politiques d’extrême-droite, en repérant ses multiples manifestations et les dangers qu’elles représentent, pourrait s’avérer utile sur le plan antifasciste comme écologiste lui-même. Cela nécessite de prendre au sérieux ces appropriations politiques de la question écologique par l’extrême-droite, non pas en les accréditant mais en les reconnaissant comme de véritables positions écologistes. Beaucoup à gauche cèdent à la tentative de qualifier de « greenwashing » toute appropriation de la question écologique par leurs ennemis politiques : l’écologie serait intrinsèquement de gauche, par sa seule histoire. Ce récit trop grossier occulte dangereusement les autres écologies politiques. Le verdissement en cours d’organisations électoralistes longtemps hostiles à l’écologie, notamment à l’extrême-droite, n’est peut-être pas sincère (ce qui en ferait effectivement du greenwashing), mais cela importe peu. Comme il ne sera jamais possible d’avoir accès aux intentions derrière ces conceptions droitières de l’écologie, ce n’est pas la sincérité de l’extrême-droite pour l’enjeu écologique qui compte, mais bien l’effet de son discours écologique. La construction de ce dernier est à chercher en-dehors des formes visibles de l’extrême-droite, car ce n’est pas au sein du Front National que furent théorisées ces écologies politiques réactionnaires.
En France, dans les années 70, une large nébuleuse idéologique d’extrême-droite s’est constituée autour de quelques organisations intellectuelles et d’une constellation de revues philosophico-politiques. L’organisation la plus visible ayant structuré cette nébuleuse fut le Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne (GRECE), fondé en 1969. Trois revues sont directement liées à celui-ci – Éléments, Nouvelle École et Krisis – tandis qu’une multitude d’autres publications (pérennes ou temporaires) ont accompagné la structuration idéologique de cette mouvance d’extrême-droite. Dans l’espace médiatique, cette dynamique droitière reçut l’appellation de « Nouvelle Droite » par analogie avec d’autres mouvances intellectuelles et politiques contemporaines qui reçurent le même qualificatif. Plusieurs traditions politiques s’y croisent, souvent rassemblées en quatre tendances distinctes[25] – le traditionalisme anticatholique, le néoconservatisme, le communautarisme ethniste et une forme particulière de positivisme, voire de scientisme – par les observateurs extérieurs, sans que cette classification ne soit officielle. C’est de cette pluralité théorique qu’émergera, plus ou moins directement, une conception réactionnaire de l’écologie politique, influencée par les thèses fortes de plusieurs tendances précitées.
Le philosophe Alain de Benoist fut (et reste) la principale figure de la mouvance néo-droitière. Celui-ci joue à la fois le rôle de façade respectable et de modérateur entre les différentes tendances, au carrefour desquelles il s’est lui-même toujours situé – malgré quelques revirements idéologiques lors des 5 dernières décennies. Sous une multitude de pseudonymes (qui n’ont probablement pas tous été identifiés), il participa à plusieurs médias grand public comme Le Figaro ou France Culture, et publia de nombreux ouvrages, y compris chez des éditeurs d’importance (comme Albin Michel ou Robert Laffont). Il illustre ainsi la stratégie métapolitique du « gramscisme de droite » qui caractérise la Nouvelle Droite, qu’il a lui-même rethéorisée et appliquée : diffuser, dans l’imaginaire collectif, les « valeurs » et idées de l’extrême-droite, préparant sa future réussite politique par son hégémonie culturelle. Derrière Alain de Benoist, de nombreux autres théoriciens fascistes ont suivi cette stratégie, comme Guillaume Faye, dont les thèses identitaires semblent aujourd’hui hégémoniques dans l’espace médiatique. En effet, le mouvement identitaire contemporain recycle largement les thèses fondatrices de la Nouvelle Droite dans son discours fictionnel sur le « choc des civilisations » ou le grand remplacement. Le racisme derrière ces concepts n’est plus pseudo-biologique mais ethno-différentialiste, revendiquant la préservation de l’héritage culturel européen face à sa supposée dissolution par l’arrivée de populations jugées ethniquement allogènes. Cette culturalisation du racisme, alors débarrassé (en façade) de ses justifications pseudo-biologiques, résulte directement du travail idéologique de la Nouvelle Droite. L’écologisation du socle idéologique de la mouvance néo-droitière semble s’ancrer dans ce virage culturaliste, mais rend en réalité évident le continuum entre racismes biologique et culturel dans les théories politiques de l’extrême-droite.
Le parcours intellectuel d’Alain de Benoist lui-même permet de comprendre la montée en puissance de la question écologique au sein de la Nouvelle Droite : initialement acquis au scientisme technophile, qui constitue l’une des quatre tendances historiques de la mouvance, le philosophe a par la suite mis en cohérence les différences facettes de sa pensée en synthétisant, par l’écologie, ses visées traditionalistes/païennes et communautaristes sur le plan ethnique. Au milieu des années 70, l’écologie est en effet apparue comme cohérente avec le rejet romantique de la modernité d’inspiration chrétienne qui fondait déjà certaines thèses néopaïennes de la Nouvelle Droite. La défense de la culture européenne devient dès lors écologique : les communautés humaines seraient liées à leur environnement, dans une perspective radicalement déterministe selon laquelle l’environnement détermine la culture. Cet équilibre « naturel » entre les humain-es et leur sol serait perturbé par l’arrivée de populations non-européennes, jugées culturellement inadaptées à l’environnement local. Protéger l’environnement consisterait alors à préserver cet équilibre en empêchant l’immigration. Le fait que cette conception politique de l’écologie fasse notamment écho aux thèses nazies – et plus généralement fascistes – sur le rapport au sol n’est absolument pas un hasard. Elle s’ancre en effet dans plusieurs mythes pseudo-scientifiques et ésotériques très structurants à l’extrême-droite, comme celui du nordicisme, qui prétend que les populations « indo-européennes » (comprendre : blanches) ne seraient pas originaires d’Afrique comme l’ensemble de l’Humanité, mais auraient vu le jour au-delà du cercle polaire arctique[26]. Abandonnées (en façade) par la Nouvelle Droite au profit de justifications culturelles, les justifications pseudo-biologiques refont explicitement surface avec l’écologisation des thèses fascistes sur l’origine du « peuple » indo-européen et son inscription environnementale, légitimant le recours à l’appellation d’« écofascisme ».
Profond et structuré sur le plan théorique, l’écofascisme néodroitier irrigue d’ores et déjà l’extrême-droite, qui a déjà repris certaines thèses fondatrices de la Nouvelle Droite. L’omniprésence des fantasmes identitaires constitue dès lors un terreau fertile pour le développement explicite de l’écofascisme au-delà des sphères intellectuelles et des revues néo-droitières. Brenton Tarrant, le terroriste ayant assassiné 51 personnes en attaquant deux mosquées de Christchurch en Nouvelle-Zélande, se désignait lui-même comme « écofasciste » dans son manifeste, en s’appuyant explicitement sur le fantasme du grand remplacement – dont l’inventeur, Renaud Camus, n’est pas issu de la Nouvelle Droite mais s’inscrit à la suite de théories racistes théorisées au sein de cette mouvance[27]. Contrairement à sa présentation dans plusieurs médias mainstream, ce tueur néozélandais n’est pas un cas isolé, mais reflète la prise d’importance de la thématique environnementale au sein des mouvements fascistes contemporains[28]. Des théoriciens de l’écofascisme comme le finlandais Pentti Linkola illustrent clairement cette écologisation du fascisme, reconfigurant ses principales orientations (en matière migratoire et eugéniste, notamment) à l’aune du contexte écologique actuel. La surpopulation (surtout celle des populations non-blanches) est présentée comme l’une des principales causes de la crise écologique, justifiant leur disparition immédiate (autrement dit leur extermination) pour les écofascistes. Ce racisme écologique structurait déjà la réflexion du biologiste Garrett Hardin, théoricien de la fallacieuse « tragédie des communs »[29] et pamphlétaire suprémaciste blanc, en parallèle de sa carrière universitaire[30]. Les liens théoriques ne sont pas nécessairement directs entre tous ces positionnements écofascistes, mais ceux-ci sont convergents, rejoignant systématiquement les théories de la Nouvelle Droite, probablement les plus développées en la matière.
Bien qu’elle soit beaucoup plus visible, l’écologie intégrale est une sensibilité écologiste réactionnaire beaucoup plus récente que la mouvance de la Nouvelle Droite. En France, principalement portée par des catholiques, elle fut popularisée par l’encyclique Laudato Si du Pape François. Le souverain pontife y pointait la nécessité, pour les catholiques, de s’investir dans la défense de l’environnement. Alors cette invitation fut interprétée de plusieurs manières parmi les catholiques[31], ce sont surtout les intégristes qui ont publicisé leur conception de l’écologie intégrale. Fondée par des anciens membres des Veilleurs, une organisation satellite de La Manif Pour Tous, la revue Limite s’est en effet imposée comme la principale publication francophone d’écologie intégrale. Sa ligne écologiste-essentialiste, fondée sur l’antiféminisme et l’homophobie caractéristiques du mouvement dont elle émane, a également été relayée dans des médias grand public par Eugénie Bastié, journaliste au Figaro et membre de la revue. Cette écologie intégrale réactionnaire d’inspiration catholique pourrait sembler radicalement différente de l’écofascisme néodroitier, dont les sources spirituelles sont notamment néopaïennes, ouvertement antichrétiennes – la Nouvelle Droite voit même dans la Bible l’origine du désastre écologique, suivant la thèse forte de l’article classique de l’historien américain Lynn White Jr.[32]. Malgré ces origines divergentes, les deux se fondent sur une même conception théorique de l’écologie, adossée à une conception extensive de la « nature » à protéger.
Certains fascismes « historiques » semblent parfois s’être adossés sur nombre de principes et concepts analogues à ceux de l’écofascisme contemporain tel qu’il est ici en cours de caractérisation. Le fascisme aurait dès lors toujours été un écofascisme, dès son apparition. Bien qu’elle puisse sembler fondée sur le plan historique, cette analyse efface largement l’historicité de la crise écologique – en particulier les conditions historiques de sa caractérisation scientifique, de son émergence comme problème public et de son appropriation politique. En France, les années 70 apparaissent en effet comme le moment de « naissance de l’écologie politique » comme mouvement social[33], d’abord adossé à une vaste nébuleuse associative, qui se déplacera en partie vers le champ politique dès la décennie suivante. Malgré de tels éléments sociologiques et historiques, la détermination précise de la naissance d’un courant ou d’une théorie politiques reste une tâche difficile. Il semble toujours de remonter encore en arrière, plus profondément dans les sources théoriques lointaines (et parfois oubliées) de certaines idées contemporaines. La décennie 70 apparaît toutefois clairement comme celle de l’emballement du militantisme écologiste, selon de nombreux analystes[34]. Toute doctrine politique pourrait par ailleurs être analysée à l’aune de la réflexivité environnementale située de celles et ceux l’ayant théorisée[35], brouillant de fait la limite entre la version originelle d’une doctrine et son actualisation écologisée. Parler d’écofascisme avant sa théorisation (notamment par la Nouvelle Droite) simultanément à la constitution du mouvement écologiste serait donc anachronique. Pour autant il convient de ne pas le couper de ses sources historiques, en reconnaissant une continuité entre la réflexivité environnementale constitutive des fascismes « historiques » et la nature de l’écofascisme contemporain.
La nature de l’écofascisme
Certaines critiques de l’écologie politique (progressiste) en font une héritière de l’intérêt fasciste pour la nature, prétendant notamment que le Troisième Reich se serait particulièrement investi dans la protection de l’environnement ou dans les parcs nationaux. Un bref regard historique permet de réfuter ces arguments fallacieux quant aux origines fascistes de l’environnementalisme, tout en mettant en évidence certaines dimensions environnementales de ces doctrines politiques. Dans l’idéologie nazie, l’idée de « nature » apparaît en effet, mais avant tout comme métaphore fondant leurs thèses raciales, comme le lien jugé indéfectible entre le sol et le sang, plutôt qu’environnement à protéger. La race germanique est ainsi considérée comme véritable prolongement de la nature, à tel point que « les nazis conçoivent le peuple (Volk, Rasse), non pas comme un artéfact, une construction culturelle (ils répudient cette vision, issue selon eux de la Révolution française), mais comme une entité naturelle, comme un organisme vivant doté de sa cohérence, défini par son intégrité et sa solidarité interne, et régi par la nécessité naturelle »[36]. Particulièrement explicite dans la doctrine nazie, cet usage métaphorique de la nature est toutefois commun à toutes les tendances politiques issues des thèses révolutionnaires-conservatrices allemandes, notamment le mouvement völkisch, préfigurateur du nazisme, auquel a pris part Ernst Haeckel, fondateur réactionnaire de la science écologique.
Dans les quelques analyses approfondies des fondements idéologiques de l’écofascisme contemporain, l’héritage des fascismes « historiques » est particulièrement bien mis en évidence. La métaphore bien connue de l’enracinement structure en effet les doctrines fascistes, qui postulent le développement organique de la nation (considérée unifié par sa race) avec sa terre[37]. Suite aux développements théoriques de la Nouvelle Droite, l’écofascisme retourne cette métaphore de l’enracinement, en considérant que l’environnement accueillant le développement de la nation doit lui aussi être préservé : la nation et la terre qui l’aurait vu naître forment alors un tout « naturel », dont il faudrait préserver l’équilibre. Dans cet objectif, les populations allogènes sont considérées comme perturbatrices de cet écosystème figé dans l’histoire et le sol : l’ethno-différentialisme basé sur la « culture » devient un « éco-différentialisme » dès lors que cette « culture » est considérée comme enracinée dans un environnement particulier[38]. De cette importance écologique de l’enracinement dans l’écofascisme découlent des discours très concrets au sein de diverses organisations d’extrême-droite. L’Action Française, organisation royaliste orléaniste, porte depuis quelques années un discours sur l’importance écologique de l’échelle locale, justement jugée propice pour l’enracinement organique et communautaire de la nation française[39]. Au sein du Rassemblement National, des figures importantes comme Hervé Juvin et Andréa Kotarac (ancien membre de la France Insoumise) portent également la question écologique en des termes analogues. Le premier a ainsi commis un mauvais ouvrage en 2015 (avant de rejoindre le RN), dans lequel il recycle grossièrement l’essentiel des thèses culturalistes de la Nouvelle Droite, dans une collection « pluraliste » chez Gallimard[40]. Fin 2020, les deux ont fondé le mouvement Les Localistes gravitant dans la galaxie RN, dont le manifeste ne mentionne pas explicitement la métaphore de l’enracinement mais en reprend les grandes lignes théoriques : l’échelle locale étant celle de ce qui est proche de « nous », elle est considérée comme le principal support de l’identité. Défendre « nos » territoires permet ainsi de défendre « notre » identité contre sa dégradation par le grand remplacement.
Si la métaphore de l’enracinement est bien analysée, la fonction idéologique de l’idée de « nature » dans l’écofascisme contemporain n’est que très rarement abordée[41]. Celle-ci joue pourtant un rôle pivot, articulant plusieurs discours réactionnaires classiques en faisant office de notion parapluie – qui agrège différents discours derrière un terme commun censé y donner une cohérence globale. C’est en effet dans la « nature » que s’enracinent les races/nations et leurs cultures ne devant pas, pour les (éco)fascistes, se mélanger. La « nature » est à la fois la source de la race/nation et l’extérieur qui garantit son développement, dans un équilibre à préserver. Ce déterminisme géographique radical explique l’intérêt des écofascistes de la Nouvelle Droite pour des théories américaines comme le biorégionalisme : les fameuses « biorégions » seraient des régions « naturelles » qui préexisteraient aux sociétés humaines, dont le remplacement par de nouvelles frontières politiques arbitraires (sur le plan écologique) aurait provoqué le désastre écologique en cours. Construire une société écologique devrait alors passer par le retour à ces frontières « naturelles » que les écofascistes entendent enfin garder hermétiques[42]. L’intérêt écofasciste pour le respect de la « nature » ne concerne pas seulement les territoires mais aussi les corps : hommes et femmes sont considérés comme biologiquement distincts et complémentaires, rendant « contre-nature » de toute transgression de cette règle jugée indépassable. Autrement dit, le cishétérosexisme ne serait pas un système social de domination des femmes mais une réalité biologique. Réfuté à de nombreuses reprises par les philosophes féministes[43], ce discours structurait notamment la pensée homophobe et antiféministe de La Manif Pour Tous, sans que sa dimension écologique ne soit manifeste. L’écologie intégrale s’est depuis chargée, notamment par l’intermédiaire de son lobbying sur la « bioéthique », d’en donner une déclinaison/synthèse proprement écologique. En ce sens, l’écologie intégrale rejoint l’écofascisme issu de la Nouvelle Droite qui considère « la nature comme socle » pour l’organisation de la société[44]. Les continuités avec les fascismes historiques sont évidentes : l’écart d’un individu avec une certaine vision de ce qu’il devrait être par « nature » permettait déjà de légitimer l’assassinat de personnes handicapées, ainsi que l’avortement forcé pour les femmes jugées « inférieures » sur le plan racial. Une fois écologisé, cet eugénisme consubstantiel du fascisme et fondé sur une certaine idée de la « nature-normalité[45] » pourrait être étendu à tout ce qui est considéré comme contre-nature par les (éco)fascistes, dont les personnes transgenres, souvent victimes de tels arguments. La conception de la « nature » au cœur de l’écofascisme contemporain apparaît donc comme une extension de ses conceptions fascistes « historiques », agrémentant sa fonction métaphorique initiale d’une fonction proprement écologique.
Fonder des idées politiques sur une conception tronquée et réductrice de la « nature » est presque une constante par-delà les idéologies, car il existe toujours une conception de la « nature » adaptée pour toute position défendue, tant cette notion est plurielle[46]. Entre leurs autres chantiers politiques, les théoriciennes du féminisme matérialiste ont largement contribué au détricotage de cette naturalisation des rapports sociaux de sexe et de race[47]. La fonction de cette dernière apparaît avant tout comme étant conservatrice : légitimer l’ordre social en place (qu’il soit de classe, de sexe-genre ou de race), en cherchant dans la « nature » sa justification atemporelle. L’écofascisme n’est donc pas conservateur mais bien réactionnaire, ambitionnant de revenir à un ordre social passé (ou d’établir un autre ordre social que celui alors en place), en calquant celui-ci sur une certaine conception figée de la nature. Ce projet trouve ainsi une justification écologique, puisque la protection de la nature conjugue la préservation des environnements au sein desquels se développeraient les communautés humaines (conformément au retournement de la métaphore de l’enracinement) ET la justification d’ordres sociaux inégalitaires.
Suivant les développements précédents, il est désormais possible de préciser les formes discursives, programmatiques et organisationnelles que peut (ou pourrait) prendre l’écofascisme, en sortant du flou entourant habituellement le terme lors de ses contre-usages militants.
En matière idéologique, l’écofascisme considère donc « la nature comme socle », ou plutôt, une certaine conception (tronquée et figée) de la nature sert de socle idéologique. Celle-ci ne correspond pas seulement à des lois scientifiques intangibles que les humain-es ne pourraient contourner. La nature des écofascistes s’appuie également sur une dimension proprement ésotérique, renforçant la conception scientifique déjà rigide de la nature : elle est un ordre naturel, auquel devraient se soumettre les humain-es, organisant leurs sociétés en conséquence. Ainsi, de la nature découlerait un ordre racial et patriarcal, plus ou moins reconnu comme tel par les écofascistes, mais repérable dans leurs prises de position racistes et antiféministes régulières. Cette conception réactionnaire de la nature structure, de façon plus ou moins explicite, l’écofascisme : en effet, cette immanence de la nature est bien fondamentale pour les néo-païens de la Nouvelle Droite, mais les catholiques intégristes n’y projettent pas les fondements mêmes de leur spiritualité – bien qu’ils considèrent tout de même comme « décadent » tout dépassement de cet ordre naturel fantasmé (homosexualité et lesbianisme, transidentité, PMA, GPA).
Bien que fondamentalement raciste et patriarcale, l’organisation jugée « naturelle » des sociétés humaines n’est pas le monde capitaliste globalisé et occidentalisé actuel : les écofascistes défendent, à l’inverse, des communautés (raciales) écologiquement enracinées dans leur sol. Cet anticapitalisme est explicitement théorisé par certaines figures de la Nouvelle Droite, qui n’hésitent pas à mobiliser des analyses politiques formulées et généralement portées par l’extrême-gauche. Parfois, le mot d’ordre est plutôt celui de la décroissance, dont Serge Latouche, l’un des théoriciens pionniers, a contribué à plusieurs reprises dans des revues néo-droitières[48]. Les justifications de la décroissance sont en effet multiples[49], et certaines sont explicitement réactionnaires. Concrètement, cela pourrait prendre la forme de communautés néorurales revendiquant à la fois leur ascétisme (ou « sobriété heureuse ») et leur « autonomie », qu’ont déjà formé certains partisans de l’écologie intégrale[50] – qui parlent plus volontiers de manière positive d’« éco-lieux » voire d’« éco-hameaux » que de leur projet politique réactionnaire. Les installations néorurales peuvent être motivées par une diversité de convictions écologiques loin d’être convergentes politiquement (dont une grande partie n’a rien à voir avec les écologies d’extrême-droite), auxquelles il faut désormais rajouter l’écofascisme.
Avoir « la nature comme socle » correspond à d’autres pratiques politiques que l’installation néorurale. Les écofascistes revendiqués (comme Brenton Tarrant ou Pentti Linkola) mettent au cœur de leur projet autoritaire la lutte contre l’immigration, considérant que celle-ci déséquilibre la répartition « naturelle » (donc équilibrée) de l’humanité à la surface du globe. L’écologie (ou plutôt : une certaine conception de l’écologie) légitime alors le projet d’assassinat de toutes les personnes jugées surnuméraires : les personnes racisées mais aussi les personnes handicapées, non-hétérosexuelles, trans. La filiation entre écofascisme et fascismes historiques apparaît ici clairement, justifier une définition restrictive du premier, afin de ne pas agréger derrière un terme large une vaste gamme de discours et propositions politiques sur l’écologie.
L’écologisation des organisations fascistes apparaît enfin comme la forme organisationnelle la plus explicite que peut prendre l’écofascisme. Quelques groupuscules reposent sur des projets politiques de nature écologique, de longue date (comme Terre & Peuple) ou plus récemment (comme l’Action Française). Le Rassemblement National et autres partis davantage implantés dans le champ politique (comme Debout La France) n’ont pour l’heure pas de véritable orientation écologique, malgré quelques signaux faibles – comme le mouvement Les Localistes, mentionné précédemment. Les prochaines années pourraient être celles de l’écologisation de ces organisations avec une plus grande force de frappe politique.
Verdir l’antifascisme
Alors que l’introduction rappelait l’orientation « carbofasciste » dominant l’extrême-droite, le reste de l’article décrit les ingrédients historiques et idéologiques de l’écofascisme. Tenir de front ces deux discours n’a rien de paradoxal, tant « le processus de fascisation s’avère éminemment contradictoire et, par-là, hautement instable »[51]. Toutes ses facettes doivent être analysées et combattues simultanément, car la mort d’une seule d’entre elles ne signifie en aucun cas la fin du fascisme, celle-ci pouvant se redéployer sous de nouvelles formes. Pour l’heure, le carbofascisme reste certes largement dominant, mais l’aggravation de la crise climatique pourrait changer la donne : la multiplication des impacts locaux, sur les populations occidentales, du réchauffement global ne semble pouvoir, à terme, que convaincre les fascistes de changer de stratégie vis-à-vis du problème climatique. Parce qu’il se développe déjà depuis des décennies, l’écofascisme pourrait faciliter cette reconfiguration stratégique et idéologique du mouvement fasciste.
La dynamique historique à l’œuvre ressemble de plus en plus à un cocktail politiquement mortel. De façon générale, le fond de l’air est brun – poursuivant indiscutablement le processus de « lepénisation des esprits » qui façonne le champ politique français depuis des décennies[52]. Dans le même temps, les préoccupations écologiques semblent grandissantes parmi la population, à mesure que s’aggrave la crise environnementale. Parce qu’elles sont sous-théorisées ou sujettes à interprétations, certaines conceptions communes de l’écologie offrent de véritables prises conceptuelles, discursives et programmatiques à l’extrême-droite. Pallier à cette situation nécessite de désamorcer ces prises dont dispose l’extrême-droite dans la pensée écologique, en théorisant de manière univoque des notions qui restent aujourd’hui glissantes – le localisme, la décroissance, la technocritique, le rapport à la « nature » et au « vivant », etc. Souvent présentée comme hostile à toute forme d’écologie, donc incapable de capter les formes écologistes fascisantes, l’extrême-droite dernière dispose pourtant d’un robuste corpus théorique forgé depuis les années 70 qui pourrait cette captation et cette politisation orientée vers l’écofascisme. La possibilité de l’écofascisme réside donc dans la contingence de la montée en puissance du fascisme « traditionnel » (non-écologiste, voire « carbofasciste ») et du double processus fascisation de l’écologie/écologisation du fascisme. Malgré leur distinction analytique, fascisation de l’écologie et écologisation du fascisme doivent être considérées comme formant un continuum. Une écologie fascisante constitue en effet un nouveau mode d’adhésion au fascisme qu’il importe absolument de considérer. Des organisations, personnalités ou revues écologistes qui ne sont pas écofascistes mais bien réactionnaires par leurs discours et projets essentialistes ouvrent en effet la porte à l’écofascisme, quand bien même ce n’est pas leur objectif. Leur apparente (voire revendiquée) distance avec le fascisme et proximité avec l’écologie radicale rend moins méfiant-es les écologistes, alors susceptibles de basculer progressivement vers l’écofascisme. En d’autres termes, ce dernier permet de faire sauter certains verrous contre le fascisme, par l’écologie. La fascisation de l’écologie nourrit ainsi l’écologisation du fascisme, en renforçant ses rangs par l’émergence de nouveaux modes d’adhésion du fascisme.
Malgré sa formulation, le présent appel à « verdir l’antifascisme » n’est pas une injonction à l’intention des seul-es antifascistes, ni des seul-es écologistes. Il ne s’agit pas d’imposer unilatéralement aux un-es de se joindre aux autres – ou inversement – au prétexte qu’une de ces luttes engloberait ou serait prioritaire sur l’autre. D’autres se chargeront peut-être de déterminer leur éventuelle imbrication structurale, mais leurs nécessités respectives ne sont plus à prouver. Dès lors, une certitude apparaît clairement : la lutte contre l’écofascisme doit mobiliser leurs expertises respectives et leurs stratégies propres, pour tuer dans l’œuf sa possibilité.
[1] Pierre Tevanian, Politiques de la mémoire, Amsterdam, 2021, 180 p.
[2] Ugo Palheta, La possibilité du fascisme. France, la trajectoire du désastre, La Découverte, 2018, 276 p.
[3] Laurence De Cock, Sébastien Fontenelle, Mona Chollet et Olivier Cyran, Les éditocrates 2. Le cauchemar continue…, La Découverte, 2018, 224 p.
[4] Zetkin Collective, Fascisme fossile. L’extrême-droite, l’énergie, le climat, La fabrique, 2020, 368 p.
[5] La mention des seuls impacts locaux se justifie ici par le rejet de la globalisation par une partie de l’extrême-droite : le renforcement de son intérêt écologique ne trouvera pas sa source dans la mise en évidence de la vulnérabilité accrue de populations non-occidentales, mais bien dans l’aggravation des dégâts écologiques dans les pays européens.
[6] L’une des meilleures contributions récentes sur ce thème est assurément celle de Paul Guillibert, « La racine et la communauté. Critique de l’écofascisme contemporain », Mouvements, vol. 104, n°4, 2020, p. 84-95. Le présent texte espère dialoguer efficacement avec cette ressource essentielle, qui prend au sérieux l’écofascisme sur le plan idéologique.
[7] Voir un précédent article sur Perspectives Printanières, publié en 2020 : Le virus n’est pas une vengeance
[8] Mathilde Szuba, « La carte carbone : des quotas d’énergie pour les particuliers », p. 161-187, in Séverine Frère et Helga-Jane Scarwell, Éco-fiscalité et transport durable : entre prime et taxe ?, Presses universitaires du Septentrion, 2011, 276 p.
[9] Des reportages télévisés au ton sensationnaliste sont régulièrement réalisés sur « angoissé-es par la crise écologique, ces jeunes ne veulent pas faire d’enfants ». L’objectif du présent article n’est toutefois pas de détricoter ce qui fonde ces aspirations écologiques et personnelles.
[10] Bernard Charbonneau, Le feu vert. Autocritique du mouvement écologique, Karthala, 1980 (nouvelle publication à paraître chez L’échappée en février 2022).
[11] Murray Bookchin et Dave Foreman, Quelle écologie radicale ? écologie sociale et écologie profonde en débat, Atelier de création libertaire, 2020 (1994), 144 p.
[12] Le concept de « race » n’est ici pas employé dans un sens pseudo-biologique, mais correspond à sa définition sociologique comme « régime de pouvoir » produisant une hiérarchie raciale (assumée ou non comme telle) entre les individus, cf Sarah Mazouz, Race, Anamosa, 2020, 96 p. Cette précision liminaire a son importance, puisqu’au contraire de cette définition sociologique, l’écofascisme repose en partie sur une conception pseudo-biologique des « races » humaines, complètement réfutée scientifiquement mais qui continue de structurer cette pensée politique, de manière plus ou moins explicite. Cette situation est un glaçant rappel qu’affirmer l’inexistence biologique de différentes « races » humaines est loin de suffire à stopper le racisme sous toutes ses formes, dont d’autres notions que la « race » biologique deviennent les principales vectrices – comme l’ethnicité, la nation, etc. Sur ces glissements sémantiques, voir par exemple Stuart Hall, Race, ethnicité, nation. Le triangle fatal, Amsterdam, 2019.
[13] Elle est au cœur de la pensée d’auteurs majeurs de l’écologie politique comme André Gorz ou Murray Bookchin.
[14] Francis Dupuis-Déri, Démocratie. Histoire politique d’un mot, Lux, 2013, 456 p.
[15] L’œuvre de Cornelius Castoriadis s’articule notamment autour de cette perspective.
[16] ADEME, Les Français en attente d’une société plus juste et plus écologique, 18 octobre 2021 [en ligne].
[17] André Gorz, « L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation », Actuel Marx, vol. 12, n°2, 1992, p. 15-29. Du même auteur, voir également André Gorz, « Leur écologie et la nôtre », Le Sauvage, 1974.
[18] La distinction entre inégalités environnementales et écologiques fait débat parmi les spécialistes. Sa brève mention a surtout pour objectif d’introduire aux enjeux de ce débat, que de nombreuses ressources scientifiques permettent de saisir. Voir Marianne Chaumel et Stéphane La Branche, « Inégalités écologiques : vers quelle définition ? », Espace, populations, sociétés, n°2008-1, 2008, p. 101-110.
[19] C’est l’une des caractéristiques de la fascisation telle que la définit Ugo Palheta, « Fascisme, fascisation, antifascisme », Contretemps, 2020 [en ligne].
[20] Pierre Tevanian, La mécanique raciste, La Découverte, 2017, 128 p.
[21] Ian Angus et Simon Butler, Une planète trop peuplée ? Le mythe populationniste, l’immigration et la crise écologique, Écosociété, 2014, 304 p.
[22] Des sections locales d’organisations comme Extinction Rebellion ou des personnalités comme Yves Cochet ont pu tenir ce genre de discours par le passé.
[23] Les manières de soutenir cet argument sont multiples. Pour un inventaire des filiations entre pensées socialistes et écologistes, voir les deux sommes encyclopédiques de Serge Audier parues chez La Découverte en 2017 (La société écologique et ses ennemis) et en 2019 (L’âge productiviste).
[24] Stéphane François, L’écologie politique : une vision du monde réactionnaire ? Réflexions sur le positionnement idéologique de quelques valeurs, Cerf, 2012, 160 p.
[25] Stéphane François, La Nouvelle Droite et ses dissidences. Identité, écologie et paganisme, Le Bord De L’Eau, 2021, p. 8-9.
[26] Jean-Paul Demoule, Mais où sont passés les Indo-Européens ? Le mythe d’origine de l’Occident, Seuil, 2014, 752 p.
[27] Stéphane François, La Nouvelle Droite et ses dissidences, op. cit.
[28] Alexandra Minna Stern, « Le retour de l’écofascisme », The Conversation, 2019 [en ligne].
[29] Fabien Locher, « Les pâturages de la Guerre froide : Garrett Hardin et la “Tragédie des communs” », Revue d’histoire moderne & contemporaine, vol. 60, n°1, 2013, p. 7-36.
[30] Le Southern Poverty Law Center a publié une très utile fiche récapitulative sur l’ancrage politique de Garrett Hardin, indissociable de sa pensée « scientifique » mais très rarement mentionné.
[31] Sixtine Chartier, « Doit-on en finir avec l’écologie intégrale ? », La Vie, 17 septembre 2021. Il existe des interprétations autres qu’occidentales de l’écologie intégrale, qui se distinguent de la forme réactionnaire qu’elle semble avoir majoritairement prise en France, voir certaines initiatives aux Philippines.
[32] Lynn White Jr., « The Historical Roots of Our Ecologic Crisis », Science, vol. 155, n°3767, 1967, p. 1203-1207.
[33] Alexis Vrignon, La naissance de l’écologie politique en France. Une nébuleuse au cœur des années 68, Presses Universitaires de Rennes, 2017, 340 p.
[34] Jean Jacob, Histoire de l’écologie politique, Albin Michel, 1999, 368 p.
[35] Pierre Charbonnier, Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques, La Découverte, 2020, 464 p.
[36] Johann Chapoutot, « Les nazis et la « nature ». Protection ou prédation ? », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 113, n°1, 2012, p. 29-39.
[37] Paul Guillibert, « La racine et la communauté. Critique de l’écofascisme contemporain », Mouvements, vol. 104, n°4, 2020, p. 84-95.
[38] Pierre Madelin, « La tentation éco-fasciste : migrations et écologie », Terrestres, 2020.
[39] Voir par exemple ce billet sur le site de l’Action Française.
[40] Hervé Juvin, La Grande Séparation. Pour une écologie des civilisations, Gallimard, 2013, 400 p.
[41] À l’exception notable de la contribution de Lise Benoist, « Green is the new brown : poussée écologique à l’extrême-droite », Terrestres, 2020.
[42] Théorisé depuis les années 70 aux Etats-Unis, le biorégionalisme n’a que très récemment été importé en France. La Nouvelle Droite est la première à reprendre le concept, mais le dynamisme éditorial francophone actuel autour du concept s’ancre plutôt dans l’anarchisme. Sans faire du biorégionalisme une préfiguration de l’écofascisme, cet intérêt précoce de la Nouvelle Droite pour ce concept ne peut être évacuée, bien que les biorégionalistes américains soient ouvertement anarchistes (mais aussi proches de l’écologie profonde).
[43] Elsa Dorlin, Sexe, genre et sexualités. Introduction à la philosophie féministe, PUF, 2021, 176 p.
[44] Lise Benoist, « Green is the new brown », op. cit.
[45] Virginie Maris, La part sauvage du monde. Penser la nature dans l’Anthropocène, Seuil, 2018, 272 p.
[46] Lorraine Daston, Against Nature, MIT Press, 2019, 96 p.
[47] Colette Guillaumin, Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de nature, Éditions iXe, 2016 (1992), 240 p.
[48] En 2017 et 2018, Serge Latouche a effectivement réalisé des entretiens pour les revues Éléments et Krisis (les deux principales revues contemporaines issues de la Nouvelle Droite). Dans plusieurs de ses ouvrages de vulgarisation sur la décroissance, le même Serge Latouche revendiquait pourtant l’ancrage à gauche du projet politique qu’il défendait.
[49] Fabrice Flipo, Décroissance ici et maintenant !, Le passager clandestin, 2017, 260 p.
[50] Alex Sattler, « Vivre l’écologie intégrale au quotidien », sur le site des Colibris.
[51] Ugo Palheta, « Fascisme, fascisation, antifascisme », op. cit.
[52] Pierre Tevanian et Sylvie Tissot, Dictionnaire de la lepénisation des esprits, L’esprit frappeur, 2002, 373 p.